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C'est un fait, dont nous devons rechercher les causes, qu'alors que la politique est la chose qui passionne le plus les hommes, la science politique est la science qui semble les laisser le plus indifférents, et que, parmi toutes les sciences morales et politiques, c'est elle qui a, pour nous servir de l'expression à la mode, la littérature la plus pauvre.

Les catalogues juridiques regorgent de livres sur le droit privé, traités généraux aux nombreux volumes et innombrables monographies. L'économie politique alimente à elle seule une librairie pleine d'activité. La science sociale, née d'hier, se constitue en une bibliothèque dont les ouvrages se succèdent de mois en mois. Le droit administratif, le droit international public, le droit criminel, ne sont pas moins riches en travaux de toutes sortes.

En face de ces richesses, combien le droit constitutionnel ne semble-t-il pas déshérité.

Il serait injuste pourtant, pour ne parler que des écrivains français de ce siècle, d'oublier les fortes œuvres du temps de l'Empire et de la Restauration, les œuvres de de Maistre, de Ballanche, de de Bonald, qui eurent l'honneur et le mérite de dissiper les illusions des théories révolutionnaires d'un individualisme si outré, et celles de Benjamin Constant, credo et catéchisme de l'Ecole libérale, et les écrits et les discours de Royer-Collard et de Guizot qui en mirent la doctrine en contact avec les faits, et le brillant pamphlet de Chateaubriand, la Monarchie selon la Charte, œuvre de parti sans doute, mais œuvre étincelante et pleine de ces formules, qui sont comme des médailles frappées pour toujours; ce sont les œuvres d'esprits, faits puissants par les grands événements auxquels ils avaient assisté.

Au milieu du siècle, il faut rappeler l'œuvre si attachante par sa foi en la vertu éducatrice de la liberté de de Tocqueville, celle d'Auguste Comte, moins séduisante, lourde et pénible, mais qui devait être d'une influence si considérable. et le grand traité de Rossi, première exposition professorale

chez nous du droit constitutionnel.

Sous le second Empire, avec les Duvergier de Hauranne, les Dupont-White, les Laboulaye, les Passy, les Vacherot, les Jules Simon, les de Broglie, les Prévost-Paradol, on trouve de

chauds et éloquents apôtres du parlementarisme et de la liberté. Dans l'étouffement de la presse, dans le silence de la tribune, c'est dans leurs ouvrages que se font entendre les protestations contre le gouvernement impérial.

Depuis 1870, nous voyons des écrivains suivre l'exemple de de Tocqueville et renouveler son heureuse tentative d'études sur les pays étrangers; les livres de MM. de Chambrun et de Noailles, pour les Etats-Unis, ceux de MM. Glasson, Boutmy, de Franqueville, pour l'Angleterre, font autorité, même au-delà des mers. D'autres auteurs se sont consacrés à l'étude des principes généraux du droit public, comme MM. Beudant, de Vareilles-Sommière, Courcelle-Seneuil. D'autres ont exposé le régime de notre Constitution, comme MM. Esmein et Lefebvre, le premier en un traité dont il n'a voulu faire qu'un manuel mais qui est vraiment une œuvre scientifique; le second, en des pages rapides mais remarquables par l'élévation et la vigueur de la pensée. D'autres, comme MM. FuzierHermann, Saint-Girons, Duguit, Moreau, d'Eichtal, Benoist, Paul Laffitte, Desplaces, Hervieu, Larcher, Signorel, Michon, ont écrit sur des points spéciaux, sur des institutions particulières de notre système politique, des monographies précieuses souvent. Enfin nous avons, avec le Traité de droit politique de M. Pierre, un très utile et très riche recueil de nos usages parlementaires, loi de nos assemblées politiques.

La science politique n'a donc pas été complètement désertée chez nous.

Mais je remarque que le nombre de ceux qui s'y sont voués est, en définitive, bien restreint, puisqu'en quelques lignes nous avons à peu près passé en revue le contingent d'un siècle.

Je remarque que les œuvres les plus considérables sont les plus anciennes.

Je remarque que beaucoup de celles-là sont bien des œuvres sur la politique, mais sont surtout des écrits politiques. Celles de Benjamin Constant de Chateaubriand, de de Tocqueville, de Jules Simon, de Prévost-Paradol, de de Broglie, sont des manifestes de partis, sinon même des pamphlets, bien plutôt que des ouvrages à allure scientifique.

Je remarque que dans les travaux d'aujourd'hui on ne sent

presque jamais une inspiration large, une orientation prise en des principes supérieurs, qui en feraient l'expression d'une doctrine forte et cohérente, où trouver parmi les auteurs contemporains que j'ai cités les représentants d'écoles à oppo-. ser les unes aux autres? ni une méthode solide, sûre, consciente d'elle-même, qui donnerait à leurs conclusions une valeur définitive.

Je remarque enfin que ces œuvres n'éveillent même pas l'attention qu'elles mériteraient, qu'elles ne sont guère connues que des spécialistes, qu'elles n'atteignent pas ce que l'on peut appeler le public.

Et c'est de tout cela que je conclus qu'il y a une crise de la science politique et que le droit constitutionnel est comme une branche, sinon morte, du moins atrophiée sur le tronc puissant des sciences politiques aux autres ramures si luxuriantes (1).

De cet abandon des études politiques, desquelles semblent se détourner les penseurs, pour lesquelles le public n'a plus de passion ni même d'attention véritable, que ne vivifient plus le souffle de quelques grandes idées ou l'application de quelque méthode puissante, je me propose de rechercher les causes et de montrer qu'elles ne sont pas légitimes.

On a donné comme premier motif que les ouvrages de droit public ont perdu leur raison d'être, parce qu'en cette matière le travail des idées se fait par d'autres procédés; que c'est dans les journaux et à la tribune que s'exposent les doctrines et que s'élabore la science politique. Et l'on a fait remarquer, qu'en effet, c'est aux époques où ni la tribune ni la presse n'étaient libres, que les écrits politiques ont eu le plus d'ampleur et trouvé le plus de succès.

J'écarte tout de suite cette explication tout à fait insuffisante

(1) Il semble bien qu'il y ait, en effet, une indifférence générale pour la science politique, j'en vois une preuve dans la place restreinte faite dans nos Écoles de droit parmi les enseignements du doctorat politique au droit constitutionnel. J'en vois une preuve également dans le choix des sujets proposés par l'Académie des sciences morales et politiques; actuellement, en 1900, il n'y a pas un seul sujet de science politique proprement dite mis au concours.

à mon avis. La tribune où dominent les passions et l'intérêt des partis, bien plus que le respect et l'amour de la vérité, les journaux aux articles décousus et hâtifs, écrits au hasard des événements, sous l'inspiration du jour, sans recherches ni études sérieuses, sont de tristes artisans de science; et si l'on se contente des incertaines doctrines qu'ils élaborent, c'est qu'il y a abandon pour d'autres et plus sérieuses causes de la science politique. D'ailleurs, les journaux ne traitent-ils pas des questions économiques et financières autant que des questions constitutionnelles et cela empêche-t-il la science économique et financière de se développer largement en dehors d'eux ?

La liberté de la presse et de la tribune, là n'est donc pas l'explication de l'affaissement des études constitutionnelles.

Cette explication, je la crois beaucoup plus profonde; je la vois, en effet, dans un ensemble de sentiments et de dispositions morales des générations présentes constituant, si je puis employer cette expression un peu prétentieuse, un état d'ame particulièrement défavorable. Scepticisme, fatalisme, optimisme ou quiétisme politique, absorption des esprits par les questions économiques et sociales ou par la question religieuse, considérées comme primant toutes les autres, parce que le progrès et le bonheur y seraient surbordonnés, c'est en ces sentiments, qui dominent plus ou moins consciemment les hommes d'aujourd'hui, que j'analyse cet état d'âme, cause de détachement à l'égard de la science politique.

Le scepticisme, en matière d'institutions politiques, de formes gouvernementales, le désabusement à l'endroit de l'efficacité des combinaisons constitutionnelles, est-il nécessaire d'insister beaucoup sur la force et la généralité de ce sentiment? Un homme de grande expérience politique, un parlementaire d'ancienne date, M. de Laveleye, dans son dernier livre, le Gouvernement dans la démocratie, où il déposait comme à la hate ses réflexions, fruits d'une longue pratique des affaires publiques, écrivait naguère, pour s'excuser, sans doute, de ce livre de science politique, cette phrase assez désenchantée: «On ne s'enthousiasme plus guère ni pour la

République, ni pour la Monarchie » (1). Il ne faisait que constater l'évidence. Il est manifeste qu'à voir en moins d'un siècle se succéder, et à plusieurs reprises, toutes les combinaisons gouvernementales: la Monarchie constitutionnelle, la République conventionnelle, la République directoriale, l'Autocratie consulaire et impériale, la Monarchie parlementaire sous deux aspects, la République également parlementaire, puis de nouveau l'Empire, puis de nouveau la République, et à expérimenter que chacun de ces régimes, après avoir apporté au pays son contingent de bonheur et sa dose de calamités publiques, a abouti ou peut aboutir à une catastrophe, la foi en la vertu des formes et des systèmes politiques a été déracinée de notre sol. Comme l'homme que le malheur frappe de coups trop répétés se prend à douter de l'heure qui vient et ne peut plus croire à la stabilité, même relative, des choses de ce monde, notre pays, si souvent ébranlé par les révolutions, est tombé, en matière politique, dans une sorte de doute absolu. Le peuple semble avoir résumé sa philosophie politique en cet axiôme trivial : « Plus ça change et plus c'est la même chose », et les hommes politiques, eux-mêmes, se sont abandonnés au même scepticisme. De M. Dufaure, par exemple, que nous entrevoyons comme presque un doctrinaire, Renan a pu écrire en recevant son successeur à l'Académie française: « Il était impossible de dire à quel parti appartenait M. Dufaure. C'était à peine un homme politique j'entends le dire à son éloge), c'était un homme de réforme et de pratique » (2). « La bonne gestion des affaires était à ses yeux un intérêt supérieur à la politique proprement dite» (3), « la politique proprement dite », c'est-à-dire le triomphe d'un système, de certaines conceptions politiques. Et, nous voyons M. Scherer, homme à l'esprit puissant pourtant et aux idées bien nettes, écrire cette profession de foi, qui est une sorte de profession de non-foi en la valeur des formes politiques en général et de la démocratie en particulier: « Je me persuade que la nature humaine restera éter

1) DE LAVELEYE, Le gouvernement dans la démocratie, préface, p. VII.

(2) RENAN, Réception de M. Cherbuliez à l'Académie française, Discours et conférences, 2o édition, p. 101.

(3) Eod. loc., p. 99.

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