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tel système, elle s'était arrêtée à la formule d'un gouverneur européen élu par les trois puissances protectrices et assisté d'un conseil de trois membres où toutes trois auraient un représentant. Le gouverneur, qui formerait le pouvoir exécutif, devait constituer avec ce conseil la législature. Une assemblée de natifs convoquée tous les ans par le gouverneur, pendant trente jours au plus, délibérerait des affaires locales, sous réserve de l'approbation du conseil. Dans celui-ci, le gouverneur aurait voix décisive, quand l'un des membres manquerait. Enfin chaque puissance intéressée gardait le droit d'invalider, par son veto, les votes du conseil. Cette dernière clause rendait le projet acceptable par les plus ombrageux. Mais elle ouvrait la porte aux desseins hostiles de l'opposition systématique et condamnait le nouveau régime, par l'impuissance, à l'inertie. Les commissaires avaient trouvé une solution qui ne compromît pas immédiatement l'intérêt des puissances. Ils n'en avaient pas trouvé qui réglât définitivement la question.

Quelle autre formule proposer? Ici, les avis les plus divers se faisaient jour.

L'ancien et premier Chief-Justice de Samoa (1), H. C. Ide, proposait, dans ses grandes lignes, le maintien du traité de Berlin, pourvu des amendements nécessaires. Précisément le huitième article du traité disposait qu'à l'expiration du délai des trois ans les pouvoirs devaient chercher, s'il y avait lieu, d'un commun accord, les modifications à introduire dans les prévisions de l'acte général. Or ce traité avait duré plus de neuf ans, sans qu'aucun amendement fùt proposé. Là était, suivant le premier chief-Justice de Samoa, H. C. Ide, la cause de toutes les difficultés. Le système d'impôts, organisé par le traité, taxe tous les Samoans, hommes, femmes, enfants, sans tenir compte de leurs capacités fiscales, encourage la résislance au collecteur, et fomente la révolte. La juridiction de la Cour suprême n'est pas assez nettement définie. Chaque fois que le Chief-Justice veut étendre son action sur les étrangers, le consul, qui a conservé la juridiction criminelle sur ses nationaux, les réclame; d'incessants conflits se produirent à cet égard entre le Chief-Justice et le consul allemand. Enfiu, le président de la municipalité, chargé par le traité de recevoir et de garder les fonds du gouvernement indigène, a le droit de contrôler l'emploi de ces fonds, d'après le traité, et telle a été la décision de la Cour; mais en fait ce droit de contrôle est devenu un droit de disposition, parce que, gardien des fonds, le président du district d'Apia est toujours libre de les refuser. H faudrait, pour y remédier, qu'un consentement simultané du gouvernement indigène et du président fùt toujours requis, et qu'au cas de désaccord le différend, porté devant le Chief-Justice, fùt tranché par lui. Enfin le traité prévoyait que des mesures seraient prises pour assurer l'exécution des décrets, mandats et jugements de la Cour suprême; mais, en pratique, depuis la fondation de la Cour, aucune mesure de ce genre n'est intervenue. C'est merveille que, dans des conditions pareilles, la Cour ait pu fonction. ner; mais la protection n'était pas suffisante, et l'on comprend comment,

(1) H. C. Ide, The imbroglio in Samoa, loc. cit. p. 689 à 692.

REVUE DU DROIT PUBLIC. -T. XIII.

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dans un jour de crise, la décision du Chief-Justice Chambers n'ait pas été respectée. C'est encore un point que, d'après H. C. Ide, il aurait suffi de réformer.

Palliatifs insuffisants que de telles mesures! Le mal a sa source plus haut dans la coexistence même de trois pouvoirs rivaux également intéressés à développer, sur ce point, leur influence, et dont tour à tour les rois, les présidents et les chief-justice sont les créatures, les émissaires ou les champions. Sous le couvert d'une neutralité de surface et d'illusion (art. 1er), c'est au fond, dans la réalité, la lutte des ambitions et des convoitises, qui se poursuit. La Crète peut pratiquer à la rigueur un tel régime sans secousses, sous le contrôle de puissances trop nombreuses pour se permettre de semblables rivalités. Aux Samoa, il est impossible. Ce n'est pas de tel ou tel détail du protectorat collectif, c'est de la collectivité mème du protectorat que ces inconvénients découlent. L'expérience des Samoa, qui jusqu'alors semblait acceptable, vient de révéler les erreurs et les inconvénients du système. Ce n'est pas quelques retouches qui peuvent le sauver. La seule réforme, qui puisse y remédier, consisterait à placer les îles sous l'autorité d'un gouverneur choisi chez une puissance neutre : mais, à cette combinaison, la doctrine de Monroe s'oppose, car ce gouverneur ne peut être pris en Europe, sans que les Etats-Unis protestent qu'il n'offre pas pour eux l'impartialité désirable,tandis que, pris en Amérique, l'Europe répondrait qu'il serait trop favorable aux Etats Unis. Bien qu'aux Samoa, situées hors d'Amérique, la doctrine de Monroe, toute américaine, ne soit pas précisément applicable, il n'en est pas moins vrai que, par la séparation de l'Europe et de l'Amérique, elle crée ici des difficultés où, indirectement, son influence ou plus exactement son retentissement s'effectue. On a pu penser à demander à la Suisse ou au Luxembourg un gouverneur pour la Crète. Il serait impossible de leur en demander un pour Somoa, car tout ce qui est d'Europe est suspect aux Etats-Unis. Pour que la neutralité des Samoa fùt efficace. il faudrait que leur gouvernement luimème fut neutralisé par le choix d'un gouverneur neutre: or trouver ce gouverneur est impossible. La commission mixte, qui y avait pensé, l'a reconnu. Mais, du même coup, l'idée du protectorat collectif s'est trouvée condamnée.

Pour sortir d'embarras, l'Allemagne a de bonne heure envisagé une autre hypothèse : celle de l'annexion. Mais l'annexion offre bien des obstacles. En 1886, le président Cleveland avait chargé Georges H. Bates (1), nommé commissaire spécial, de procéder, avec les commissaires de l'Angleterre et de l'Allemagne, à des recherches à ce sujet, et sa conclusion avait été que la suggestion allemande d'un partage de Samoa n'était pas de nature à être acceptée. Cette solution se heurtait, en effet, à des objections nombreuses: d'abord, le peuple des îles Samoa va et vient constamment entre les îles, d'où leur nom d'« îles des Navigateurs ». Le même chef commande à des terres et à des hommes situés dans plusieurs ilôts à la fois; dans leurs guerres, ils se divisent en groupes, qui correspondent à

(1) H. C. lde, loc. cit., p. 688.

leurs relations de tribus, sans aucun rapport avec le territoire sur lequel ils résident ; à s'en référer au plan de partage le plus généralement proposé, Sawaï devait être à la Grande-Bretagne, Upolu à l'Allemagne, Tutuila aux Etats Unis; mais les naturels de l'île anglaise pouvaient relever d'un chef de l'île allemande et vice-versà: comment alors parler de partage? De plus, opérée sur ces bases, une telle division n'eût pas donné satisfaction égale aux puissances intéressées. Tutuila, rocheuse et dépeuplée, n'offrait aux Etats-Unis qu'un port, Pago Pago. Encore ce port n'est-il utilisable que par les navires de guerre. Tous les steamers transpacifiques touchent à Apia, à 75 milles de Pago Pago (1). Les Samoa manquent de câble, et l'on a même soutenu que c'était la cause de conflits (2) issus le plus souvent d'un manque d'instructions rapides des consuls. Mais, quand ce câble sera construit, il passera inévitablement par Apia. Dans ce partage, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis se trouveraient lésés par l'impor tance du lot allemand. Et voilà pourquoi, l'idée de partage paraissant impossible à réaliser, il semblait qu'aucune solution définitive ne pouvait intervenir, quand brusquement a éclaté, le 9 novembre, le coup de foudre du traité anglo-allemand, qui rend les parts plus inégales encore en attribuant à l'Allemagne pour prix de sa non-intervention dans l'Afrique du Sud, non seulement l'ile si importante de Upolu, avec la capitale Apia, mais encore celle de Sawaï. La Grande-Bretagne ne demande que les îles Tonga, quelques compensations dans la partie occidentale de la zone neutre de l'Afrique occidentale (art. 5), enfin les îles Salomon, ce qui signifie qu'elle se contente, aux Samoa, d'un simple point d'appui. Quant aux Etats-Unis, que cette retraite de l'Angleterre laisse seuls aux prises avec l'Allemagne, ils sont écrasés par la disproportion de leur lot avec celui de l'Allemagne, et toute leur part utile se réduit au port de Pago-Pago (3). Non consultés, et pour cause, ils se demandent encore s'ils accepteront l'arrangement.

(1) H. C. Ide, loc. cit., p. 689. (2) H. C. Ide, loc. cit., p. 687.

(3) Texte de la convention anglo-allemande de Samoa. Les commissaires des trois puissances intéressées ayant dans leur rapport du 18 juillet dernier exprimé l'opinion, basée sur un complet examen de la situation qu'il serait impossible de porter un remède efficace aux troubles et aux difficultés dont souffrent les îles de Samoa, tant qu'elles seront placées sous l'administration mixte des trois gouvernements, il paraît désirable de chercher une solution qui mette fin à ces difficultés en tenant compte des intérêts légitimes des trois gouvernements.

Partant de ce point de vue, les soussignés, munis de pleins pouvoirs, ont arrêté ce qui guit:

Art. 1o. La Grande-Bretagne renonce en faveur de l'Allemagne à tous ses droits sur les iles d'Oupolou et Savai, y compris le droit d'y établir une station navale et de charbon et son droit d'exterritorialité dans ces îles.

La Grande-Bretagne renonce également en faveur des Etats-Unis d'Amérique à tous ses droits sur l'ile de Toutouila et les autres îles du groupe de Samoa à l'est du 171 degré de longitude est du méridien de Greenwich.

La Grande-Bretagne reconnaît comme revenant à l'Allemagne les territoires de la partie de la zone neutre établie par l'arrangement de 1888 dans l'Afrique occidentale. Les limites de la limite de la zone neutre attribuée à l'Allemagne sont déterminées par l'article 5 de la présente convention.

Art. 2. L'Allemagne renonce en faveur de la Grande-Bretagne, à tous ses droits sur les iles Tonga, y compris Vavan, et sur l'île Savage, y compris le droit d'y établir une station navale et de charbon et le droit d'exterritorialité dans lesdites iles.

L'Allemagne renonce également en faveur des Etats-Unis d'Amérique à tous ses droits

Peuvent-ils en contester la validité ? Sans aucun doute. D'abord, ils peuvent faire observer que, les Samoa étant neutralisées (art. 1er du traité de Berlin), nul ne peut, hors le consentement des co-signataires, rompre le lien formé au traité de Berlin. Ce que le consentement de plusieurs a créé, leur consentement commun peut seul le détruire. Tant que les Etats-Unis n'en ont pas violé ni dénoncé le texte, le traité de Berlin subsiste, et la neu. tralité qu'il formule doit être respectée par ceux-là même, qui l'ont souscrite. Les Etats-Unis devaient être consultés. Les Samoans aussi devaient l'être puisque le traité de Berlin les consulte sur le choix d'un roi, à plus forte raison doivent-ils l'être sur celui d'un souverain. Mais, par leur attitude, les Etats-Unis se sont privés des arguments naturels auxquels, en droit, ils auraient pu recourir. N'ayant pas pratiqué le plébiscite indigène aux Philippines, comment l'exigeraient-ils de l'Allemagne aux Samoa? Ayant toujours déclaré que la doctrine de Monroe s'opposait à leur expansion hors de l'Amérique,comment peuvent-ils se plaindre que l'Angleterre et l'Allemagne n'aient pas pris pour le partage un consentement que la doctrine de Monroe leur interdisait de donner, en leur défendant d'acquérir

sur l'ile de Toutouila et sur les autres iles du groupe de Samoa à l'est du 171° degré de longitude est du méridien de Greenwich.

Elle reconnait comme revenant à la Grande-Bretagne celles des iles Salomon appartenant actuellement à l'Allemagne, qui sont situées à l'est et au sud-est de l'ile de Bougainville: cette derniere continuera à appartenir à l'Allemagne ainsi que l'ile de Bouka qui en est l'annexe.

La partie occidentale de la zone neutre de l'Afrique occidentale, telle qu'elle est déterminée dans l'article 5 de la présente convention, échoit aussi en partage à la Grande-Bretague. Art. 3. Les consuls des deux puissances à Apia et aux iles Tonga seront provisoirement rappelés.

Les deux gouvernements établiront une entente en ce qui concerne les arrangements à prendre dans l'intervalle dans l'intérêt de leur commerce et de leur navigation aux Samoa et aux Tonga.

Art. 4. L'arrangement existant actuellement entre l'Allemagne et la Grande-Bretagne quant au droit de l'Allemagne d'engager librement des travailleurs aux iles Salomon appartenant à la Grande-Bretagne sera également étendu à celles des iles Salomon mentionnées dans l'article 2 qui échoient en partage à la Grande-Bretagne.

Art. 5. Dans la zone neutre, la frontière entre les territoires allemand et anglais sera formée par la rivière Daka jusqu'à son point d'intersection avec le 9° degré de latitude nord ; de là, la frontière continuera vers le Nord, laissant Morozougou à la Grande-Bretagne et sera déterminé sur les lieux par une commission mixte des deux puissances, de telle sorte que Gambaga et tous les territoires de Mampurosi échoient à la Grande-Bretagne et que Yendi et tous les territoires de Chakosi échoient à l'Allemagne.

Art. 6. L'Allemagne est disposée à prendre en considération, autant que possible, les desiderata que la Grande-Bretagne pourra exprimer à l'égard du développement des tarifs de réciprocité dans les territoires du Togo et de la Côte d'Or.

Art. 7. L'Allemagne renonce à ses droits d'exterritorialité à Zanzibar, mais il est en même temps entendu que cette renonciation ne deviendra effective que lorsque les droits d'exterritorialité dont y jouissent d'autres nations seront abolis.

La declaration explicative suivante accompagne ces articles:

Il est clairement entendu que par l'article 2 de la convention l'Allemagne consent à ce que tout le groupe des iles Howe, qui fait partie des iles Salomon, soit attribué à la Grande-Bre

tagne.

Il est aussi entendu que les stipulations de la déclaration des deux gouvernements signée à Berlin le 10 avril 1886 sur la liberté du commerce dans le Pacifique occidental s'appli quent aux les mentionnées dans la convention qui précède.

Il est également convenu que l'arrangement actuellement en vigueur quant à l'engagement de travailleurs par les Allemands dans iles les Salomon permet aux Allemands d'engager ces travailleurs dans les mêmes conditions que celles qui sont ou seront imposées aux sujets britanniques ne résidant pas dans ces iles.

Suivent les signatures de Lord Salisbury et du Comte de Hatzfeldt.

un territoire non-américain? Est-ce que d'ailleurs l'Angleterre n'était pas capable de céder ses droits à l'Allemagne? La différence des parts, si sensible entre l'Allemagne et les Etats-Unis, apparaîtrait-elle, si l'Angleterre, ayant reçue Savaï, l'avait rétrocédée après le partage? Pour s'être produite avant l'opération, cette cession est-elle moins légitime que pour s'être produite après ? Les raisons politiques ne manquent pas à l'Allemagne pour justifier sa conduite. Les Etats-Unis ayant réclamé les Philippines, elle prend les Carolines, qu'elle achète de l'Espagne et joint dans les Samoa, qu'elle divise, la part de l'Angleterre à la sienne: c'est la loi d'équilibre qui l'exige. Aussi, pourquoi les Etats-Unis sont-ils allés aux Philippines? Juste retour des politiques : toutes les violations du droit se payent. C'est aux Samoa que les Etats-Unis expient les Philippines: encore les Philippines sont-elles plus lointaines, plus difficiles à pacifier. Le 14 novembre Guillaume II télégraphiait au prince de Wied : « Nous pouvons envisager avec satisfaction ce que nous avons acquis et nous sommes pleins d'une joyeuse fierté (4). Le message du président Mac-Kinley est plus embarrassé (6 déc.): « Nous ne voulions pas présenter une proposition abrogeant le triple contrôle, si elle ne nous avait pas confirmé dans tous nos droits, et si elle n'avait pas sauvegardé nos intérêts nationaux (2). Nos vues ont été acceptées par les deux autres puissances, et un arrangement satisfaisant a été conclu». C'est une formule moins fière que celle de l'an passé pour les Philippines, au lendemain de la guerre hispano-américaine. Satisfaisant, l'arrangement qui ne donne aux Etats-Unis qu'une île rocheuse et peu peuplée, dont il n'y a d'utile qu'un port? Satisfaisant, l'arrangement qui, avec les constants voyages des Samoans, l'importance dix fois plus grande de la population des îles allemandes, la prépondérance politique d'Apia, met le territoire même des Américains sous l'influence indirecte des Allemands? On peut en douter. La doctrine de Monroe a rendu jadis aux Etats-Unis un mauvais service en leur défendant de sortir d'Amérique. Mais ils ont manqué d'à-propos en la quittant. Ce n'est pas aux Philippines, en 1898, c'est aux Samoa, sous la présidence Grant, qu'ils auraient dù s'en départir. Alors ils eussent conquis sans coup férir des territoires qui s'offraient d'eux-mêmes et qui maintenant sont perdus. Aux Philippines, le droit reproche aux Etats-Unis de ne pas s'être montrés d'accord avec la justice. Aux Samoa, le droit n'a rien à reprendre à leur conduite, qui est correcte. Mais la politique peut leur reprocher une maladresse, et nous arrivons à cette conclusion que les Etats-Unis, injustes quand ils abandonnent la doctrine de Monroe, sont imprudents quand ils la suivent. Bonne règle de droit aux Philippines et mauvaise règle de politique aux Samoa, il est fâcheux qu'elle n'ait pas été oubliée aux Samoa et qu'elle l'ait été aux Philippines. L'histoire des Samoa devrait éclairer les Etats-Unis sur son peu de valeur politique. Il y a plus : elle montre, malgré la correction des Etats-Unis, des inconvénients juridiques. Le monroisme s'opposant à l'occupation américaine, puis au partage, éternisait une situation inacceptable. En empêchant les Etats-Unis de recueillir les îles, en 1872, quand les Alle

(1) Le Temps, 15 nov. 1899.

(2) Le Temps, 7 déc. 1899.

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