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dans son prolongement jusqu'à la mer glaciale, la limite entre les possessions russes et britanniques. Art. 4: Il est entendu, par rapport à la ligne de démarcation déterminée dans l'article précédent : 1o que l'île dite Princede-Galles appartiendra tout entière à la Russie; 2o que partout où la crète des montagnes qui s'étendent dans une direction parallèle à la côte depuis le 56e degré de latitude nord au point d'intersection du 141° degré de lon gitude ouest, se trouverait à la distance de plus de dix lieues marines de l'océan, la limite entre les possessions britanniques et la lisière de côte mentionnée ci-dessus comme devant appartenir à la Russie, sera formée par une ligne parallèle aux sinuosités de la côte et qui ne pourra jamais en être éloignée que de dix lieues marines. » Ce texte est long; mais il était nécessaire de le rappeler; car, sur lui cette question se posait : que veulent dire ces mots « une ligne parallèle aux sinuosités de la Côte » ? Sur un rivage extrêmement dentelé, bordé d'îles et creusé de canaux, faut-il déterminer cette ligne d'après les mêmes principes que les limites de la mer nationale, c'est-à-dire en joignant les îles et les extrémités des baies ou bras de mer par une ligne idéale, qui servirait de point de départ à la limite de dix milles? C'est la prétention de l'Angleterre et du Canada, dont cette lecture pousse les voisins vers la mer. Si ce système prévaut, toute la partie supérieure du canal de Lynn, à dix milles en arrière de Juneau, est à l'Angleterre (sic, réclamations consignées dans la carte officielle anglaise de 1895). Si au contraire, faisant abstraction des procédés adoptés pour la détermination des mers intérieures, on suit, sans jamais tracer de lignes imaginaires, les sinuosités réelles de la côte, alors en arrière des deux extrémités du canal de Lynn, marquées par les deux ports de Dyea et Skagway, il faut compter la distance de dix lieues marines, auquel cas Pyramid Harbour, Klukwan, Dyea, Skagway, le Chilkoot Pass et le White Pass, tout à l'heure anglais, deviennent américains : question très importante, non pas seulement à cause de l'étendue des territoires ainsi déplacés, mais à cause de leur valeur économique et de leur transit, depuis qu'en 1896 la fureur de l'or, après avoir fait découvrir le Klondyke, lance à sa conquête, par Dyea et le col de Chilkoot, ou par Skagway et le WhitePass, la longue file des chercheurs, qui, par le chemin le plus court, s'acheminent vers Dawson-City. Actuellement, c'est au Sommet du WhitePass et du Chilkoot qu'on trouve la douane canadienne. Mais les Anglais prétendent, surtout depuis le coup de fièvre du Klondyke, qu'ils ont, d'après le traité, le droit de porter la frontière en avant.

Telle est la question qui fut soumise à la haute commission mixte. C'était, de toutes, la plus importante, parce que, seule entre toutes, elle était territoriale. C'était de toutes aussi la plus difficile, parce qu'à la différence des autres, qui étaient de convention, d'accord et de transaction, celie-là seule était une question de droit. La commission mixte, formée de deux parties intéressées, ne pouvait la trancher, parce que, d'un différend, deux parties ne sauraient être juges. Il y avait des titres à examiner, des cartes à compulser, des vérifications à faire, peut-être même des experts à entendre. Du côté du Canada, l'on note le contraste qui sépare à l'art. 3 la désignation expresse de la terre ferme, à l'issue du Portland, de l'expres

sion lisière de côte, qui marque à l'art. 4, le point de départ de la frontière et semble bien indiquer qu'il faut le placer à la limite même de la côte au seuil extérieur des îles et des baies, dont le rivage se frange. En sens inverse, les Américains allèguent qu'il est très arbitraire de dessiner en marge des côtes, des bras de mer à l'entrée des lignes idéales; que, d'autre part, les mots sinuosités du rivage (art. 4) montrent bien qu'il faut suivre la côte dans le caprice de ses contours. D'autre part, une autre difficulté surgit. Le texte dit qu'à partir de la pointe méridionale de l'île de Galles, la frontière remonte au nord par le Portland-Chanell. Or le Portland-Canal (et non Chanell) se trouve à l'est et non pas au nord, par rapport à ce point de départ. Comment se reconnaître au milieu de cet imbroglio? Comment savoir laquelle des deux parties avait raison; or, dans le doute, comment déterminersi le traité devait, à cause de son incertitude, être annulé pour la région douteuse ? C'était là, par excellence, matière d'arbitrage. Les commissaires avaient reçu, par le protocole de mai 1898, «< tous pouvoirs pour délimiter et établir la frontière par la nomination de légaux et scientifiques experts, si la commission le décide, ou par tous autres moyens ». Les commissaires canadiens réclamaient euxmêmes le recours à l'arbitrage. Les Etats-Unis devaient d'autant moins s'en effrayer qu'ayant en fait occupé le territoire contesté, c'était, en cas de doute, à eux qu'il revenait par voie d'occupation, et qu'il devait rester en vertu du principe: in pari causa melior est causa possidentis. Il y avait de grandes chances que l'arbitre donnât raison aux Etats-Unis. Désireux de liquider les questions limitrophes pour se consacrer aux difficultés lointaines, soucieux aussi de gagner, par quelques avances, l'alliance anglaise, les Etats-Unis devaient accepter l'arbitrage. Quand le doute obscurcissait à ce point la question, nulle des parties n'avait, sans outrecuidance, la possibilité de tenir, par ses seules lumières, son droit pour certain, et celle-là seule agissait conformément au droit qui se soumettait à l'arbitrage. L'impérialisme y poussait. Ce fut le monroïsme, expression exaltée de l'américanisme, qui vint se mettre en travers.

En effet, la doctrine de Monroe ne permettait aux Etats-Unis de prendre d'arbitre qu'en Amérique. Le principe de la séparation des continents conduisait logiquement à cette conséquence, puisqu'il s'agissait ici d'une affaire politique propre à l'Amérique. Or, si les Etats-Unis ont, en certai nes circonstances, accepté l'arbitrage de l'Europe, dans l'affaire de l'Alabama, par exemple, ici la question était différente, parce qu'il s'agissait d'une de ces questions de territoire, qui présentent un caractère plus politique que juridique. Alors, dans cette affaire d'Amérique, la parole ne pouvait être qu'à un Américain. Mais, en vertu même de la doctrine de Monroe, les Etats-Unis se sont peu à peu constitués, on le sait, un véritable protectorat sur les républiques sud-espagnoles. Elles n'y pouvaient donc trouver un arbitre. On tenta d'établir un modus vivendi par la concession d'un port au Canada sur le canal de Lynn. Mais Tacoma, Seattle et d'autres villes américaines du Pacifique protestèrent, de sorte qu'on abandonna ce projet. L'internationalisation de Skagway et du chemin de fer du Yukon, un instant agitée, fut aussi rejetée, et, en mai 1899, la commission se séparait

sans avoir abouti, par la faute du monroïsme, qui avait empêché l'ar

bitrage.

VII. LES ETATS-UNIS A LA CONFÉRENCE DE LA HAYE. Les Etats-Unis, conviés à la Conférence de La Haye, pouvaient-ils accepter l'invitation lancée par M. de Beaufort au nom de la Russie (1)? L'impérialisme ne permettait pas de laisser échapper cette occasion de montrer au monde la place que les Etats-Unis, devenus grande puissance, pouvaient désormais prendre dans les grands Congrès. Ils étaient fiers d'une invitation que le Mexique, seul de tout l'Amérique, partageait avec eux. Ils comptaient, le cas échéant, jouer un rôle, entrer dans les combinaisons diplomatiques, faire subir aux questions leur influence, et, d'une façon générale, manifester leur action pour affirmer leur existence. Mais si l'impérialisme s'apprètait à trouver, à la Haye, des jouissances d'orgueil, l'américanisme s'inquiétait au contraire du peu d'utilité que présentait pour lui la Conférence à côté des dangers nombreux dont elle le menaçait. Dans deux messages successifs (2), le Tsar proposait à la Conférence d'assurer la paix du monde par la limitation des armements et par le développement de l'arbitrage. Accessoirement il proposait une révision des lois de la guerre terrestre et l'extension à la guerre maritime de la Convention de Genève. Dans ce programme, les questions accessoires intéressaient peu les EtatsUnis, pour lesquelles les guerres les plus importantes seront surtout sur mer et pour lesquels l'extension de la Convention de Genève à la guerre maritime, par eux acceptée comme modus vivendi, vis-à-vis de l'Espagne en 1898, ne fait pas de difficulté.Quant aux questions principales, elles étaient plutôt dangereuses d'une part, les Etats-Unis ne pouvaient, à cause de l'impérialisme, consentir à réduire leurs armements et leurs budgets : d'autre part, ils ne pouvaient, à cause de l'américanisme, accepter l'arbitrage d'une puissance d'Europe dans les affaires américaines et par consé. quent adhérer à un système commun d'arbitrage. Il y avait là pour eux deux dangers, où l'impérialisme qui les poussait à jouer un rôle à La Haye, menaçait, soit de se compromettre lui-même, soit tout au moins d'arrêter l'américanisme. A la Conférence de La Haye, l'impérialisme à propos du désarmement, le monroïsme à propos de l'arbitrage couraient tous deux de graves périls.

Les alarmistes, qui manifestaient leurs craintes pendant la Conférence, les exprimaient encore, après l'achèvement des travaux. Nul ne les a plus fortement senties, ni plus vivement formulées que R. M. Johnston, dans une étude sur le rôle de l'Amérique à La Haye, qui porte ce titre significa tif : « Sous la main des puissances harpies » (in the clutch of the harpy powers) (3). Pourquoi, dit-il, sommes-nous allés à la Conférence de La Haye? 10 Par courtoisie pour le gouvernement russe; 2o pour faire définir les droits de neutres sur mer ; 3° sans attacher d'importance à la question

(1) Invitation du 6 avril 1899, dans JHR VAN VARICK, Actes et documents relatifs au programme de la Conférence de La Haye, 1899, p. 2.

(2) 12-24 août 1898 et 30 décembre, 11 janv. 99.

13 Dans le North American review, octobre 1899, p, 448 et suiv.

du désarmement, quoique un peu à celle de l'arbitrage. Pour des raisons très faibles, les Etats-Unis ont, dit-il, compromis leur situation et complètement abdiqué à La Haye la doctrine de Monroe. Un bureau permanent d'arbitrage est institué à La Haye, c'est-à-dire qu'un tribunal d'Europe jugera les affaires d'Amérique; les puissances signataires doivent, en cas de conflit, offrir leur médiation, de sorte que la Turquie, l'Espagne, l'Autriche, la Grèce ou la Perse peuvent demain intervenir dans les affaires d'Amérique; d'après le très important art. 9 du règlement sur les conflits internationaux, une Commission internationale d'enquête doit, autant que posssible se constituer, en cas de conflits, de manière à faire la lumière sur les faits, où l'incident pendant puise son origine. Déjà les Américains voient une Commission internationale composée de l'Allemagne, de l'Autriche, de la France et de la Turquie (sic) s'emparant de l'affaire du Maine; ils voient déjà l'Allemagne pour laquelle, depuis Samoa, ils ont une vieille haine, la Russie (humaned, liberal, educated Russia), le Sultan (milk-and-water imbibing Sultan) pratiquant l'intervention dans les affaires américaines, et les Etats-Unis « attaqués et assaillis par les Harpies du Continent (hampered and assailed by the Harpies of the Continent) ». Et l'auteur de conclure que le Sénat des Etats-Unis ne saurait ratifier une telle convention (1).

L'un des délégués des Etats-Unis à la Conférence de La Haye, W. F. Holls, a victorieusement répondu à ces accusations (2) en déclarant que si M. R. M. Johnston avait mieux connu les Actes et documents de la Conférence de La Haye, il ne serait pas tombé dans cette erreur. Les Etats-Unis, par leur vote favorable à l'Angleterre sur la question des balles qui s'épanouissent (dumdum) ont agi de manière à se concilier une précieuse sympathie. Grâce à l'intervention du capitaine Mahan (3), ils se sont réservé le droit, si utile à une nation industrielle et scientifique, mais peu militaire, de recourir en temps de guerre à l'emploi des gaz asphyxiants. Après avoir adhéré au vœu platonique par lequel la Conférence estime sans autrement se lier que la limitation des armements est désirable, ils ont tenté de faire prendre en considération un vœu (4) relatif au respect de la propriété privée ennemie sous pavillon ennemi, dont ils ont fait voter à la presque unanimité (sauf l'Angleterre) le renvoi à une conférence ultérieure. Enfin en donnant leur concours à l'organisation d'un tribunal facultatif, mais permanent d'arbitrage, ils se sont acquis des droits nouveaux à en recommander l'emploi, et à s'en faire confier la mise en œuvre par les petits Etats d'Amérique, auxquels leur défaut de présence ne permet pas d'accéder à la Conférence de La Haye. Enfin les Etats-Unis, tout en y prenant part, ont eu la suprême adresse de s'en dégager par deux déclarations de principe: la première, portant que les Etats-Unis ne se reconnaissent aucun intérêt ni aucun droit à limiter les armements d'Europe (5), d'où par a contrario

(1) In the clucth of the horpy powers, loc. cit., p. 453.

(2) W. HOLLS, The peace Conference and the Monroe doctrine, dans American monthly review of reviews, nov. 1899, p. 560 et s.

(3) V. notre étude sur la La Conférence de La Haye, dans la Revue du droit intern. public, 1899, p. 647 et s.

(4) Ibid.

(5) HOLLS, The peace Conférence and the Monroe doctrine, p. 561.

l'Europe ne peut songer à limiter les armements d'Amérique, la seconde, plus générale (25 juillet 1899) d'après laquelle « rien dans cette convention ne peut être considéré comme exigeant des Etats-Unis l'abandon de leur politique traditionnelle, relativement à l'intervention dans les affaires d'un Etat étranger, ni comme une abdication de leur politique traditionnelle, relativement aux questions purement américaines. » Enfin, avant de signer l'Acte final, le chef de la délégation américaine, M. White, a écrit, de sa propre main, immédiatement avant la signature, ces mots : « Sous réserve de la déclaration faite dans la séance plénière de la Conférence du 25 juillet 1899 » (1). Comme l'a fait remarquer (2) l'un des délégués des EtatsUnis, jamais avant cette déclaration, la doctrine de Monroë n'avait été communiquée officiellement aux représentants des puissances. Jamais elle n'avait été ni plus aisément ni mieux reçue, puisque cette condition, mise à la signature des Etats-Unis, put être immédiatement et unanimement acceptée. Le 25 juillet 1899 marque une date dans l'histoire de la doctrine de Monroe. Plus que jamais les Etats-Unis entendent s'y fixer.

De cette grande lutte de l'impérialisme et de l'américanisme, elle sort, ici plus ferme et plus forte que jamais.

Le 4 juillet (3), jour anniversaire de la déclaration d'indépendance, la délégation américaine de la Conférence de La Haye déposait, en grande pompe, à Delft, une couronne d'or et d'argent sur la tombe de Grotius. Malgré cette ostentation de respect, les Etats-Unis sont loin d'être, avec le vieux maître du droit des gens, dans la communion d'idées et des principes. Grotius ne connaît qu'un droit de la paix et de la guerre, les Américains en ont deux celui de l'Europe et celui des Etats-Unis. Grotius recommande aux princes, pour éviter la guerre, de recourir à l'arbitrage, les Américains entendent cette maxime à leur manière, c'est-à-dire que pour eux l'arbitrage est excellent quand ils sont arbitres et presque jamais quand ils sont parties dans la question de l'Alaska, dans celle du canal américain, par exemple. On pouvait croire que l'impérialisme aurait pour résultat d'affaiblir le monroïsme, et d'en faire voir les inconvévénients; on pouvait espérer que les Etats-Unis, pour concilier l'impérialisme et le monroïsme, deviendraient citoyens du monde par leur droit, tout en restant citoyens du continent amécain par leur politique. Mais, prenant ces deux formules à contre sens, ils n'en ont conservé que les dé. fauts, en faisant pénétrer l'impérialisme dans leur politique, tout en gardant le monroïsme dans leur droit, tandis qu'il leur aurait fallu au contraire pratiquer le monroïsme pour limiter leur politique et se servir de de l'impérialisme pour élargir leur droit.

A. GEOUFFRE DE LAPRADELLE,

Professeur agrégé à la Faculté de droit de l'Université de Grenoble.

(1) HOLLS, loc. cit., p. 563.

(2) HOLLS, luc. cit.

(3) HOLLS, loc. cit., p. 562.

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