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CHRONIQUE POLITIQUE

FRANCE

LES ÉLECTIONS GÉNÉRALES. LE MINISTÈRE BRISSON

SOMMAIRE: I. - 1. Elections générales pour le renouvellement de la Chambre des députés. · 2. Première réunion de la Chambre. 3. Chute du ministère Méline. 4. Formation du ministère Brisson et fin de la session ordinaire. - II. Les vacances parlementaires : 1. Le renouvellement par moitié des conseils généraux. 2. Le mouvement administratif. 3. Réorganisation de l'Algérie. 4. L'anniversaire de Cronstadt. Le tsar et le désarmement. -5. L'affaire Dreyfus. 6. Ouverture de la session extraordinaire des Chambres. Chute du ministère Brisson.

1. ELECTIONS Générales pour LE RENOUVELLEMENT DE LA chambre des dÉPUTÉS. La séparation des Chambres (7 avril) coïncidant à peu près avec la publication au Journal officiel (13 avril), du décret fixant au 8 mai le premier tour de scrutin et au 22 mai le scrutin de ballotage pour l'élection des députés, marqua le début de la période électorale proprement dite. Tout concourait à faire prévoir que la lutte serait vive, mais il était permis d'espérer qu'elle aboutirait à des résultats suffisamment clairs. Depuis deux années entières, M. Méline détenait le pouvoir et l'exerçait avec le concours d'un ministère parfaitement homogène. Le parti républicain semblait ne plus être divisé qu'en deux grandes fractions dont l'une avait constamment soutenu ce cabinet de ses votes tandis que l'autre le combattait. N'était-il pas logique d'opposer programme à programme et de demander au pays à qui il entendait confier le soin de le gouverner, aux républicains modérés ou aux républicains avancés ? Sans doute, il fallait compter avec les vices inhérents au système de scrutin uninominal, qui trop souvent subordonne les luttes politiques à des questions de personnes et à des intérêts de clocher. Mais il apparaissait malgré tout vraisemblable que deux grands courants d'opinion allaient pouvoir se dessiner et que, dans leurs grandes lignes tout au moins, deux programmes s'opposeraient l'un à l'autre.

On put croire tout d'abord qu'il en serait ainsi.

Du côté avancé, le « Comité d'action », dirigé par M. Mesureur, et le groupe radical-socialiste de la Chambre, présidé par M. Goblet, lancèrent des manifestes qui préconisaient l'impôt progressif sur le revenu et la révision de la constitution destinée à limiter les attributions et les pouvoirs du Sénat contre lequel l'hostilité des radicaux n'avait pas désarmé depuis la chute du cabinet Bourgeois. Assurément l'impôt progressif sur le revenu et la révision de la constitution n'étaient pas tout le programme radical, mais ils suffisaient à le bien caractériser.

De leur côté les modérés s'expliquaient devant le pays. M. Méline d'abord, M. Barthou ensuite, qu'on avait représentés comme étant en désaccord, prononçaient d'importants discours dont le retentissement fut considérable et formulèrent en termes très nets la politique des républicains modérés. Hostile à la révision constitutionnelle que préconisaient, en même temps que les radicaux, les pires ennemis de la République, cette politique condamnait aussi l'établissement d'un impôt global et progressif sur le revenu, mais elle ne tendait pas moins à une meilleure répartition des charges fiscales, obtenue seulement par des moyens moins arbitraires ; elle voulait aussi réduire ces charges et réaliser des économies, soit, comme le disait M. Méline, par la réorganisation de notre administration et la simplification de ses rouages, soit, comme le conseillait M. Waldeck-Rousseau, par la restriction du droit parlementaire d'initiative en matière budgétaire.

Cependant la clarté des questions posées au suffrage universel ne tarda guère à s'obscurcir. Du côté des modérés, on vit M. Ribot, par exemple, dans un grand discours prononcé à Arras, le 17 avril, protester encore contre l'impôt global et progressif et préconiser une politique fiscale qui n'était autre que celle dont M. Méline donnait le mème jour la formule à Remiremont, mais se déclarer en même temps partisan de « l'union des républicains », c'est-à-dire de la concentration que devait si éloquemment combattre M. Barthou, quelques jours plus tard à Oloron (24 avril). Du côté des radicaux, M. Léon Bourgeois, à Châlons-sur-Marne, fit des déclarations dont le programme radical sortait étrangement atténué. Non seulement l'ancien chef du ministère où siégeait M. Doumer, admettait que l'impôt sur le revenu fùt établi « d'après les signes extérieurs », mais il réduisait la révision constitutionnelle à une sorte de règlement des attributions des deux Chambres et parlait en termes élogieux du Sénat contre lequel il avait soutenu une lutte si ardente.

M. Paul Deschanel mit rudement en lumière et railla éloquemment, à Lyon, le mai, cet abandon du programme radical par les radicaux.

« Vous rappelez-vous, messieurs, dit-il, le dernier acte de Don Juan? Au moment où Don Juan va s'abîmer, pris dans la main glacée du spectre, on aperçoit au fond de la scène une théorie d'ombres en peine: ce sont toutes les maîtresses qu'il a délaissées, toutes les compagnes qu'il a trahies. Eh bien, de même dans cette catastrophe intellectuelle d'un parti on aperçoit toutes les idées qu'il a successivement abandonnées et qui firent jadis son succès et sa vogue, toutes ses aventures de jeunesse, toutes ses anciennes amours: la suppression de la présidence de la République et du Sénat; l'élection des fonctionnaires et des juges; la suppression du budget des cultes ; la suppression de l'ambassade au Vatican; la suppression des évêchés non concordataires; la suppression des crédits aux écoles d'Orient; la suppression des armées permanentes; la suppression des fonds secrets; l'autonomie communale; le mandat impératif ; l'abdi-' cation de la France en Egypte; la protestation outrageante contre la Tunisie et l'Indo Chine... que sais-je ? Mais tout cela n'était pas encore assez; voici une victime de plus : la déclaration du revenu global ! Paix à ›

sa mémoire !... Ah! nous savions bien

nous n'en avions jamais douté - qu'à celle-là aussi vous finiriez par être infidèles; mais vraiment la rapidité de vos caprices passe notre espérance !

«Donc il ne reste plus aux radicaux, pour se distinguer, que l'idée qui consiste à transformer le Sénat d'assemblée de contrôle en assemblée purement consultative; à réduire ses attributions à un simple droit de remontrance, et par conséquent à rendre la Chambre des députés quasi omnipotente, apparemment parce que, comme chacun sait, elle est infaillible!

« C'est ce qu'on appelle « rétablir l'harmonie entre les pouvoirs publics », Moyen commode, en effet, de rétablir l'harmonie entre deux pouvoirs que d'en supprimer un ! C'est comme si pour empêcher le frottement entre la roue et le frein, on ôtait le frein: on éviterait le conflit, mais on ferait la culbute !...

« Quiconque veut une politique d'économie, condition première des réformes fiscales et des réformes sociales, doit repousser la revision proposée par les radicaux.

« D'ailleurs eux-mêmes l'ont fait écarter quand ils étaient au pouvoir, quand ils avaient en main l'instrument nécessaire pour l'accomplir: car ils ont eu cette étrange fortune d'abandonner comme députés l'impôt qu'ils proposaient comme ministres, et d'écarter comme ministres la revision qu'ils demandent comme députés ! »

Cette atténuation et cet abandon des principes s'aggravait encore dans les professions de foi individuelles et se compliquait des questions de personnes inévitables avec le scrutin uninominal d'arrondissement. En outre on déplaçait le terrain de la lutte et de part et d'autre on se reprochait des alliances compromettantes au lieu de se battre sur des programmes.

Rappelant que le ministère au pouvoir avait à peu près constamment bénéficié des voix de la Droite, les radicaux accusaient les modérés de pactiser avec les ennemis de la République et de faire le jeu des cléricaux. C'est en vain que les amis du cabinet demandaient à leurs adversaires de préciser les concessions qu'ils auraient faites et que M. Méline lui-même dans son discours de Remiremont, s'écriait : « Si nous n'avions gouverné <«< que pour la droite, comment tant de bons et solides républicains seraient<< ils venus chaque jour à nous? Comment notre majorité, qui n'était que « de 28 fois le premier jour, se serait-elle élevée à la fin de la législature, << à 70, 80 et 100 voix?

« Je ne puis que répéter ce que j'ai déjà dit si souvent, c'est que le con<«< cours de la droite ne nous a rien coûté, qu'il a été absolument désinté<< ressé ».

Aux radicaux, les modérés par contre reprochaient de marcher la main dans la main avec les socialistes et de conduire le pays et la République aux pires dangers, à la révolution sociale ou à une réaction autoritaire motivée par la peur du collectivisme. « A ceux, disait M. Méline, qui repro

« cheraient au ministère précédent d'avoir trop penché à gauche et à nous « de pencher trop à droite, je réponds qu'il y a cette très grande différence <«< que nous n'avons fait aucune concession à la Droite sur notre pro

«gramme, tandis que le ministère précédent n'a vécu que de ses conces«<sions aux socialistes >>.

Et de fait on ne vit nulle part les conservateurs apporter leur appoint aux modérés. Partout, au contraire, ils les attaquèrent avec la dernière énergie. Il semblait que s'ils avaient enfin compris la nécessité de voter avec eux au Parlement, parce qu'ils étaient les défenseurs de l'ordre et les meilleurs soutiens de la société, ils sentaient aussi l'impérieux besoin pendant les périodes électorales, de combattre en eux le plus sérieux obstacle à un retour du pays vers l'esprit monarchique. Les socialistes au contraire et les radicaux se prètaient un mutuel appui.

Sans parler de l'affaire Dreyfus qui passionnait les esprits et provoquait, par endroit, d'étranges rapprochements ou des scissions inattendues, il faut noter encore une cause de confusion dans la hausse du prix du blé qui se produisit, au printemps 1898, comme conséquence de la guerre hispano-américaine et fournit un nouvel aliment aux polémiques électorales. M. Méline refusa tout d'abord de supprimer le droit de 7 fr. qui protégeait les producteurs français parce qu'il existait un approvisionnement de 8.522.000 quintaux sans compter ce qui restait chez les meuniers et chez les boulangers, alors que la consommation mensuelle s'élevait à 6.500.000 quintaux. C'est seulement lorsque le prix du blé atteignit 33 et 34 fr. l'hectolitre et que le pain subit une hausse parallèle de 5 et même 10 centimes par livre que le Gouvernement jugea venu le moment d'agir. Un décret fut donc publié le 4 mai qui suspendait jusqu'au 1er juillet le droit de 7 francs. La nécessité d'assurer l'alimentation publique légitimait cette mesure qui d'ailleurs ne pouvait gêner les producteurs presque tous débarrassés de leur blé ancien. M. Méline n'en continua pas moins à être qualifié d'affameur public » et ses amis de « candidats du pain cher >>.

C'est dans ces conditions générales d'obscurité relative, mais dans le plus grand calme, que s'ouvrit le scrutin du 8 mai. Il donna 395 résultats définitifs et 186 ballotages.

Les 395 députés élus se repartissaient ainsi :

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Ce premier tour de scrutin n'apportait ni ce que les uns avaient espéré ni ce que les autres avaient craint. Logés à la même enseigne, les progressistes et les radicaux y trouvaient la certitude, que, quels que fussent les résultats du ballotage, ils ne disposeraient pas dans la nouvelle Chambre d'un nombre suffisant de voix pour constituer une majorité à peu près homogène.

Les divers partis subissaient des pertes cruelles. Du côté des socialistes, deux chefs éminents, MM. Guesde et Jaurès, succombaient, battus, le premier par un républicain progressiste, M. Motte, le second par un rallié, M. le marquis de Solages. Le président du groupe radical-socialiste à la Chambre, M. Goblet, était mis en ballotage par un progressiste, M. Muzet ; enfin quelques-uns des plus fidèles amis du ministère n'obtenaient pas le renouvellement de leurs mandats, tels MM. Marty, ancien ministre du commerce, député de l'Aude; Dejean, député des Landes; Lavertujon, député de la Haute-Vienne; Marchegay, député de la Vendée.

Aussi, de toutes parts, reconnut-on la nécessité de mener vivement la lutte pour le second tour, mais tandis que les progressistes restaient isolés, pris entre deux feux et à la fois battus en brèche par les réactionnaires et les républicains d'extrême-gauche, ces derniers nouaient une étroite alliance: M. Millerand, dans la Petite République, M. Mesureur, au nom du Comité d'action pour les réformes rcpublicaines, recommandaient d'un commun accord à leurs amis socialistes et radicaux de ne plus se combattre et de se désister en faveur du plus favorisé d'entre eux dans chaque circonscription où ils se trouvaient en présence.

A la suite du scrutin de ballotage ainsi préparé, la nouvelle Chambre se trouva composée, comme l'indique le tableau ci-dessous, dressé par le ministère de l'Intérieur et qui fait ressortir les différences avec la Cham. bre de 1893:

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Ainsi toutes compensations faites, les républicains progressistes gagnaient 4 sièges, les radicaux-socialistes 6, les socialistes 5 et les ralliés 2; les radicaux en perdaient 24, et la droite 9. Enfin apparaissait un nouveau groupement, celui des nationalistes, révisionnistes et antisémites qui obtenait 10 sièges.

Le tableau ci-après, dressé par M. H. Avenel, donne le détail des suffrages obtenus par chaque parti en 1893 et 1898 et montre bien les progrés ou le recul de chacun d'eux :

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