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nellement assez semblable à elle-même et dans tous les cas que ce ne sont pas des formes de gouvernement ou des mesures d'économie sociale qui la modifieront ». « La démocratie n'est ni l'âge d'or, ni le pays de Cocagne, elle est simplement une forme de gouvernement, semblable aux autres, en ce qu'elle a ses avantages aussi bien que ses inconvénients, et, comme toutes les institutions humaines ne valant que par l'usage qu'on en fait » (1). L'indifférentisme politique est bien parmi les hommes politiques, comme dans les masses de la nation elle-même, un état d'esprit très répandu et c'est bien évidemment une première cause qui doit expliquer la crise actuelle de la science politique.

Dans le même sens que le scepticisme politique a d'ailleurs agi une seconde disposition de nos esprits, le fatalisme.

Incessamment, en effet, tout au cours du siècle, on a travaillé à la ruine de l'idée de liberté, surtout dans le domaine. des institutions politiques. A son début, une révolution violente se produisit contre les idées du Contrat social, contre cette théorie que la libre volonté des individus, des membres du souverain, crée la constitution de l'Etat. L'école théocratique des Saint-Martin, des de Bonald, des de Maistre, des Ballanche, s'insurgea contre cette orgueilleuse prétention de l'homme d'être le maître des destinées de la société (2). La volonté divine, une force supérieure à la volonté humaine, telle était pour ces écrivains la source des constitutions des peuples. Puis ce fut le positivisme qui, avec Auguste Comte, chercha à faire de la science politique une pure « science d'observation »; le rôle de l'homme politique étant de déterminer, par la constatation des lois naturelles qui président à la marche des sociétés humaines, l'avenir de ces sociétés pour simplement favoriser leur progrès (3). Puis vinrent le déterminisme et l'évolutionnisme qui, avec la grande autorité des Taine et des Spencer, ruinèrent de plus en plus dans les consciences l'idée de liberté, prétendant trouver la formule même de la loi suivant laquelle l'évolution des sociétés se

(1) L. SCHERER, La démocratie et la France, 1884, p. 2 et 3.

(2) Voyez principalement: DE MAISTRE, Essai sur le principe générateur des Constitutions.

(3) Voyez A. COMTE, surtout: Opuscules de philosophie sociale.

poursuit. De l'Essai sur Tite-Live, œuvre de début, aux Origines de la France contemporaine, chef-d'œuvre final et inachevé, pendant près de quarante années, Taine a chez nous incessamment formulé la théorie déterministe. Dès la préface de ce premier ouvrage, il se couvrait de l'autorité de Spinoza pour poser ce principe : « L'homme n'est pas dans la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout, et les mouvements de l'automate spirituel qui est notre être sont aussi réglés que ceux du monde matériel où il est compris » (1). Dans chacun de ses livres, nous en pourrions trouver une formule nouvelle. Mais je me contenterai de cette application dernière de sa doctrine aux choses politiques: « La forme politique dans laquelle un peuple peut entrer et rester n'est pas livrée à son arbitraire, mais déterminée par son caractère et son passé ?» (2). Et Spencer, qui eut sur nous une influence peut-être encore plus grande que celle de Taine, fut plus encore que lui le négateur de la liberté humaine. Sa doctrine se résume en cette formule: « Le plus beau résultat qu'on puisse atteindre en sociologie, c'est d'embrasser le vaste agrégat hétérogène du genre humain, de manière à voir comment chaque groupe se trouve à chaque période déterminé en partie par ses propres antécédents et en partie par les actions passées et présentes que les autres groupes exercent sur lui » (3).

Ainsi donc les formes politiques des Etats ne sont pas le fruit de la volonté humaine; la politique n'est qu'une science d'observation; la nature et l'histoire choisissent pour nous nos constitutions; les groupes sociaux sont déterminés par leurs antécédents et leur milieu; voilà les leçons que depuis cent ans les plus grands maîtres de la pensée moderne ont données aux générations de ce siècle. Que les philosophies théocratique, positiviste, déterministe, évolutionniste ne fussent pas à proprement parler fatalistes, c'est possible, il n'en est pas moins vrai que c'est dans le fatalisme qu'elles ont trempé l'âme moderne. Et dès lors il n'est pas étonnant, que beaucoup d'hommes d'aujourd'hui se désintéressent des problèmes poli

(1) Taine, Essai sur Tite-Live, 1855, préface. (2) TAINE, l'Ancien régime, préface, p. III.

(3) H. SPENCER, Principes de sociologie, t. I, p. 590.

tiques. C'est, qu'en effet, l'abdication est la sagesse, si la volonté humaine est impuissante.

Il est encore des hommes qui, sans être sceptiques ou fatalistes, demeurent, eux aussi, indifférents au problème politique pour cette excellente raison qu'ils le croient résolu. Ce sont les optimistes, les quiétistes, les satisfaits du régime actuel. Pour eux, les révolutions sont terminées. L'humanité, après avoir brisé les moules étroits, rigides et oppressifs de l'ancien régime, a trouvé dans la démocratie représentative la forme politique libératrice en laquelle elle peut désormais développer ses forces et son activité. La liberté, l'égalité, le suffrage universel, le régime représentatif et parlementaire obtenus en un siècle de luttes fournissent aux nations modernes le type le plus parfait de gouvernement et les conditions les plus sûres de prospérité publique et privée.

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Cette croyance à l'existence d'un gouvernement qui serait « le meilleur des gouvernements » et la fin de l'évolution politique des peuples compte de notables et même d'illustres adeptes. C'est ainsi que M. Vacherot en son livre de « la Démocratie» de 1859 n'hésitait pas à déclarer : que « les sociétés n'ont, dans le cours de l'histoire, que traversé des formes politiques provisoires », mais qu'elles « aspirent, sans l'avoir atteinte, vers leur forme définitive, la démocratie » (1) : — que « la démocratie est la seule forme vraie de la politique, toutes les autres, monarchie pure, monarchie tempérée, aristocratie n'en étant que des formes réelles: transitoires comme les nécessités auxquelles elles répondent » (2). Plus tard M. Hippolyte Passy dans son livre « Des formes de gouvernement » se montrait, lui aussi, ferme croyant du régime représentatif. « Il n'est pas impossible, disait-il, que le régime représentatif subisse encore des échecs sur tel ou tel point du continent européen; mais par cela même qu'il a pris racine dans un grand nombre d'Etats divers, les lumières qu'en demande, et qu'en apporte la pratique, se multiplieront rapidement et les fautes. à éviter deviendront à la fois plus rares et plus faciles à réparer » (3). Et il est un auteur dont la foi a dépassé celle

(1) E. VACHEROT, la Démocratie, p. 213.

(2) Eod. loc., p. 2.

(3) HIPPOLYTE PASSY, Des formes de gouvernement, 454, 455.

des Vacherot et des Passy. C'est un auteur qui n'est pourtant pas de notre pays, de cette France, terre d'illusions et de chimères, mais d'Angleterre, pays peu idéaliste, et positif comme l'on sait, c'est Stuart Mill qui a écrit tout un livre « le Gouvernement représentatif» pour démontrer la perfection de ce régime politique. Ouvrez, si vous ne l'avez déjà fait, ce livre et vous verrez Stuart Mill consacrer un chapitre à cette démonstration: « L'idéal de la meilleure forme de gouvernement est le gouvernement représentatif » ; et le terminer par cette catégorique affirmation : « le type idéal d'un gouvernement parfait ne peut être que le type représentatif » (1).

La démocratie représentative terme de l'évolution politique des sociétés modernes, ou tout au moins large palier de repos où elles doivent s'arrêter longuement au cours de leur ascension vers les formes supérieures du gouvernement, cette idée n'est-elle pas aujourd'hui très répandue parmi nous? Est-ce qu'en vieillissant notre régime politique ne semble pas acquérir une sorte d'intangibilité? Est-ce que l'idée de la possibilité, de l'opportunité d'une réforme constitutionnelle ne semble pas ne pouvoir appartenir qu'à des révolutionnaires de profession? Est-ce qu'il y a pas eu stupéfaction et scandale quand des hommes modérés ont parlé de la nécessité d'une transformation de nos institutions politiques? (2) Est-ce que les révisions tout à fait d'importance secondaire qui ont eu lieu ou qui ont été proposées dans nos Chambres n'ont pas été uniquement des armes de lutte politique? Si le Sénat a été touché par des réformes n'était-ce pas moins à lui-même qu'au parti qu'il abritait derrière ses murailles qu'on en voulait ?

Il règne donc parmi certains docteurs politiques et chez beaucoup d'hommes de nos jours un optimisme politique, une confiance aveugle en la vertu de notre régime républicain démocratique et parlementaire. Dès lors à quoi bon les études constitutionnelles, pourquoi s'acharner à trouver au problème

(1) STUART MILL, Le régime représentatif, ch. III, p. 83.

(2) On sait la propagande révisionniste qui a été entreprise sous l'inspiration de MM. de Marcère et Charles Benoist. (La Constitution et la Constituante lettre de M. de Marcère à M. Marcel Fournier, Rev. polit. et parl. 1899. I. 225 et s.; II. 253 et s. La Crise de l'État moderne de M. Charles Benoist). On peut voir dans l'article de M. Ferdinand-Dreyfus, La Constitution de 1875, paru dans la Rev. polit. et pari. 1899, p. 468, la manifestation du sentiment d'étonnement et de réprobation qu'elle a provoqué.

politique une solution nouvelle? si l'idéal est atteint, la recherche et l'effort sont inutiles.

Nos sociétés modernes cèdent d'ailleurs d'autant plus volontiers à ces sentiments de scepticisme, de fatalisme et de quiétisme politique qu'elles sont absorbées par des préoccupations d'un autre ordre. A la fièvre politique de la fin du siècle dernier et dont des crises se sont produites jusqu'au delà de la moitié de celui-ci, ont succédé la fièvre économique et la fièvre religieuse. « La question sociale et la question religieuse, tels sont les problèmes qui occuperont surtout les esprits pendant les années qui vont suivre »>< (1) écrivait encore récemment M. de Laveleye.

Et, en effet, ne voit-on pas la société moderne se ruer à la poursuite de la fortune. Arriver au maximum de la production et de la consommation, rapprocher les classes sociales, combattre les privilèges de la richesse, améliorer la condition des moins fortunés; voilà le problème qui sollicite notre attention et qui semble l'accaparer tout entière et c'est ainsi que la question économique prime, aujourd'hui, complètement le problème politique. Veut-on quelques illustrations de cette idée? Voyez les titres mêmes que prennent les partis politiques; comme ils révèlent l'orientation des esprits! Jadis on se qualifiait d'impérialistes, de monarchistes, de républicains modérés, d'opportunistes, de radicaux, l'échantillonnage s'établissait sur des nuances politiques; aujourd'hui, on se dit conservateurs, progressistes, radicaux, radicaux socialistes, socialistes, l'étiquetage se fait sur des idées économiques. De même, des programmes autrefois, c'étaient des régimes politiques divers allant de la monarchie légitime à la démocratie conventionnelle sans chef d'Etat et sans seconde chambre, en passant par la république modérée, monarchie sans roi, des Thiers, des Dufaure, des Wallon, des Laboulaye, que les différents partis offraient aux pays pour gagner ses suffrages; aujourd'hui le chapitre des réformes politiques a presque disparu des professions de foi; c'est sur des questions comme l'impôt sur le revenu que les batailles électorales se livrent.

(1) De Laveleye, Le gouvernement dans la démocratie, préface, p. VII.

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