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neté, mais des actes de souveraineté subordonnée, limitée, de Souveraineté seconde.

Et nous trouvons là une première raison de séparer les fonctions et de constituer des pouvoirs distincts. Pour que les hommes ou les corps qui jugent, qui administrent ou qui gouvernent se résignent à être les serviteurs de la loi, il est bon que la loi ne soit pas en leur puissance; qu'ils n'aient le droit ni de la faire, ni de l'abroger, ni de la modifier autrement, ils seraient plus tentés qu'ils ne le sont déjà de ne pas la respecter; ils verraient moins nettement que la loi est supérieure à la justice, au gouvernement et à l'administration; ils seraient exposés à se tromper de bonne foi et à prendre des actes individuels et concrets pour des lois véritables, c'est-àdire pour des actes de souveraineté sans recours possible.

En résumé, quand on raisonne dans l'ordre abstrait, la fonction législative consistant à poser les règles, les autres fonctions consistent à les appliquer. Le législateur peut tout, mais il est enfermé dans le domaine des formules générales, il ne peut pas faire acception des personnes ou des circonstances individuelles nouvelle raison pour séparer les fonctions et pour, en principe, cantonner le législateur dans ce qui est proprement législatif. Il peut faire des lois d'exception qui soient encore des lois véritables; il peut faire des lois tout à fait générales qui, au fond, visent un citoyen déterminé, comme la loi sur les candidatures multiples, du 17 juillet 1889, laquelle, en réalité, était une loi contre le général Boulanger; néanmoins la nécessité pour le législateur de ne formuler que des règles générales et abstraites lui est une gène considérable et constitue pour les citoyens une garantie très efficace contre l'arbitraire. Nous ne disons pas une garantie complète : il n'y a pas de garantie complète. Mais il est très important que le pouvoir qui peut tout ne puisse rien sur une personne ou une chose individuellement prise, et que les pouvoirs qui font des actes en vue des circonstances individuelles et concrètes ne puissent pas tout, soient dominés par la loi et soumis à des recours pour toutes les violations de droit qu'ils commettent.

Cette notion de la loi que nous venons de déterminer est étrangère au grand public. Elle est méconnue par le langage

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courant et même par le langage officiel. On donne le nom de loi à et nous nous conformons nous-même à cet usage tout ce qui émane des Chambres, à tout ce qu'elles ont élaboré dans les mêmes formes que les lois. C'est ainsi qu'on dit lois d'amnistie, lois déclarant l'état de siège, lois d'intérêt local, loi qui ordonne l'établissement d'un chemin de fer, le démantèlement d'Arras, Douai et autres places fortes, loi du budget, loi qui ratifie un traité, loi qui ratifie les conventions passées entre l'État et les compagnies de chemins de fer, Toi qui accorde une pension nationale à X..., etc. Ce ne sont pas des lois, ce sont des actes de gouvernement ou d'administration qui ont été mis dans les attributions du pouvoir législatif et qui sont faits dans la même forme que les lois. Dans ce qu'on qualifie de loi, il faut distinguer les lois véritables et les lois improprement dites.

Il est cependant des auteurs - M. Jacquelin paraît être de ceux-là qui regardent le langage consacré comme conforme à la vérité scientifique, et pour qui tous les actes faits par les Chambres dans la procédure législative sont des lois au même titre. Nous leur répondrons par cette seule observation. Dans un état de société où les pouvoirs sont tous réunis aux mains du prince en France avant 1789, aujourd'hui encore dans certains États y a-t-il des lois, des actes d'administration, de gouvernement et des décisions de justice? évidemment oui. Les fonctions de la puissance publique (et les actes de ces fonctions) existent avant qu'on les sépare, et si on peut les séparer, c'est justement parce qu'il y a entre elles une différence de nature. Comment, dans un pareil état de société, distinguez-vous la loi des autres actes de la puissance publique? Non pas par le pouvoir dont elle émane, puisqu'elle n'émane pas d'un pouvoir distinct; il faut donc qu'il y ait entre elle et les autres actes de la puissance publique une différence de nature. Le pouvoir exécutif, aujourd'hui encore, peut devenir pouvoir législatif en certaines circonstances: par exemple, en vertu d'une délégation formelle du législateur (1);

(1) Nous laissons de côté la question de savoir si une pareille délégation serait ou non constitutionnelle. V. sur ce point ESMEIN, De la délégation du pouvoir législatif, dans Revue politique et parlementaire, 1894, p. 200. En tous cas, nos tribunaux n'ayant pas le droit de refuser d'appliquer une loi pour cause d'in

par exemple en temps de dictature, ce qui explique l'existence de certains décrets-lois : à quoi reconnaîtrez-vous les décrets-lois des décrets non législatifs? Le pouvoir exécutif est investi de l'autorité législative en ce qui concerne les colonies, sauf quelques distinctions; en résulte-t-il que tous les décrets faits pour les colonies soient des lois? non. Il faut donc qu'il existe un principe permettant de distinguer les décrets législatifs des autres. Le pouvoir réglementaire (pouvoir exécutif) ne doit réglementer que pour l'exécution des lois s'il sort de ce domaine de l'exécution, il usurpe la fonction législative, commet un excès de pouvoir, et son règlement peut être annulé de ce chef, et les tribunaux à qui on demanderait de le sanctionner pourraient refuser de le faire à quoi reconnaîtrez-vous qu'il a usurpé la fonction législative, si cette fonction n'a pas des caractères internes spéciaux? La plupart des actes d'administration ou de gouvernement qui sont aujourd'hui dans le domaine du législateur (amnisties, déclarations d'état de siège, grands travaux publics, etc.), ont longtemps appartenu au pouvoir exécutif : est-ce que ces actes changent de nature suivant qu'ils sont placés dans les attributions de celui-ci ou de celui-là, suivant qu'ils sont faits le législatif ou l'exécutif? S'il en était ainsi, le pouvoir législatif ne pourrait plus commettre d'empiétements; il transformerait en loi et en matière législative tout ce qu'il touche, comme ce personnage de la fable qui transformait en or tout ce qui subissait son contact. Si ce point de vue était vrai, on ne pourrait pas faire la critique de la séparation des pouvoirs une fois établie, ni non plus l'établir, car, avant d'être séparées, les fonctions de la puissance publique auraient toutes la même nature. Ce n'est pas le pouvoir législatif qui communique à la loi sa nature; c'est la loi, acte de puissance publique d'une nature à part, qui, le cas échéant, donne naissance à un pouvoir distinct et lui communique sa nature propre.

par

constitutionnalité ne pourraient pas refuser d'appliquer les règlements législatifs faits en vertu d'une délégation formelle. Sur la question de savoir si, en fait, il y a eu de ces délégations, V. BERTHÉLEMY, Le pouvoir réglementaire du président de la République, dans la Rev. pol. et parl., janvier et février 1898.

4.

Juger, c'est dire le droit à l'effet d'en assurer le respect, quand il y a lieu de le faire, c'est-à-dire quand il est violé

ou contesté.

Cette nécessité de dire le droit en vue de le faire respecter se présente quand le droit de la société est violé par des crimes, délits ou contraventions, quand le droit d'un particulier est violé par un autre particulier, quand le droit d'un particulier est violé par un acte de puissance publique, par exemple par un acte d'administration ou de gouvernement, ou par une décision de justice déjà rendue. La circonstance qui motive l'exercice de la fonction de juger est, dans tous les cas, la même c'est une atteinte au droit. Les procédés qu'implique l'exercice de la fonction de juger sont les mêmes dans tous les cas aussi. Le but poursuivi est enfin le même : faire respecter le droit et lui accorder les réparations qui lui sont dues.

:

La fonction de juger répond au besoin qu'a toute société d'avoir des lois efficaces, un droit respecté, qui passent dans les faits. Sans les tribunaux, la loi, disposition générale et impérative, n'aurait qu'une valeur théorique : elle n'existerait que sur le papier.

La loi peut être volontairement obéie, c'est ce qui se produit en une large mesure dans toute société ordonnée : cela même est dû en grande partie à l'existence des tribunaux, dont l'action préventive est peut-être plus importante que l'action redressante. Quand la loi est observée par la bonne volonté spontanée des citoyens ou des autorités subordonnées à la loi, la puissance jugeante n'a pas besoin d'intervenir, ne doit pas intervenir, n'intervient pas. Quand, au contraire, il y a violation d'un droit, celui qui en est victime cite le prétendu violateur de son droit devant un juge pour voir dire et sanctionner le droit entre eux. Au criminel, c'est le plus souvent le ministère public qui, au nom de la société, cite le transgresseur du droit devant un tribunal. Chacun fait valoir ses raisons. Le juge écoute, il s'instruit (instruction juridictionnelle ou contentieuse). Quand le juge est instruit, c'est-àdire quand l'instruction est finie, il prononce : il interprète la loi, il constate les faits, il applique la loi aux faits, il proclame le droit, et il le sanctionne en ordonnant aux personnes en cause de s'y conformer: il commande aux person

nes en cause de faire tel ou tel acte, ou, au contraire, il leur défend de faire ceci ou cela. De cette façon, il assure à la loi son efficacité, son application; il la fait exécuter entre deux. personnes déterminées et sur l'objet particulier du procès. La décision et les ordres du juge font en quelque sorte corps avec la loi pour les parties plaidantes et pour l'objet du procès, ils sont la loi appliquée aux faits c'est la loi concrétisée, devenue règle individuelle et directe. Aussi les décisions et ordres du juge sont-ils souverains comme la loi. Ils sont irrévocables quand on a épuisé les voies de recours, lesquelles consistent à aller d'un juge devant un autre, ou à retourner devant le même juge mieux informé. Ils s'exécutent, au besoin, par la force publique.

Comme on le voit, l'intervention du juge suppose des circonstances particulières qui peuvent, à un certain point de vue, être considérées comme exceptionnelles. Quoique les tribunaux soient occupés en permanence, les faits qui ne leur sont pas soumis excèdent de beaucoup ceux qui leur sont déférés.

Voilà la puissance de juger. Mais nous n'en aurions donné qu'une idée incomplète, si nous ne disions un mot des règles qui la dominent et qui empêchent de la faire rentrer, soit dans la puissance légiférante, soit dans l'autorité administrative ou gouvernementale.

1' Le juge n'exerce qu'une souveraineté subordonnée, puisqu'il a pour mission essentielle et unique d'appliquer la loi aux personnes et aux faits. C'est pour cette raison que les jugements peuvent être illégaux et qu'ils comportent des recours. Cela les distingue de la loi, acte initial, acte de souveraineté radicale.

Le juge ne doit prendre aucune liberté avec la loi qu'il est chargé d'appliquer. Il lui faut sans doute du discernement et Souvent une intelligence très déliée pour en pénétrer le sens exact, dans son contact avec les faits : une fois le sens de la loi déterminé, son rôle se borne à en faire une application mécanique. Le juge peut, dans son for intérieur, trouver la loi mauvaise son devoir public est de faire taire ses sentiments intimes et d'appliquer la loi telle qu'elle a été édictée et promulguée. Cette application de la loi sans arbitraire est

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