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réduite à la méthode positive, est incapable d'imaginer du nouveau, il y a inconciliabilité.

La seule tentative vraiment scientifique pour accommoder la méthode sociologique à son rôle de direction, par impossibilité d'abord et par insuffisance ensuite, se trouve condamnée. J'en conclus, que cette méthode mise aux prises avec le problème de l'avenir, de la conduite qui s'impose à nous, est deux fois impuissante (1).

Mais la méthode sociologique mît-elle la science politique en mesure de donner la solution de ce problème, j'ajoute qu'à un nouveau point de vue elle serait encore inefficace.

C'est qu'en effet toute science doit tendre à la mise en pratique de ses découvertes, et les sciences morales, sciences de la vie sociale, plus que toutes les autres. Il ne suffirait donc pas que la science politique trouvât la formule des réformes à faire, traçât le plan de la société future; il faudrait que ses formules se traduisissent en faits, et pour cela qu'elle imposât aux esprits ses solutions, et qu'elle convertît à ses enseignements les masses elles-mêmes, les masses sans le concours effectif ou l'abstention approbatrice desquelles rien dans le domaine politique ne peut se faire, parce qu'elles sont la force suprême, qu'il faut avoir à son service ou tout au moins ne pas avoir contre soi.

(1) Je remarquerai de plus que la sociologie est tournée bien plus vers le passé que vers l'avenir. Sous prétexte que l'on ne peut étudier avec l'impassibilité scientifique, qui doit être l'âme du sociologue, les faits qui se déroulent autour de nous et qui nous touchent dans nos intérêts et dans nos sentiments, ou encore que la complexité des phénomènes sociaux dans nos sociétés modernes déroute l'analyse et voile le jeu des lois simples qui les régissent pourtant, tous les sociologues se réfugient dans l'étude des sociétés primitives ou sauvages. SPENCER a donné l'exemple, M. LETOURNEAU s'arrête, nous l'avons vu, aux « temps modernes que tout le monde connaît ». M. STARKE établit ses lois de l'évolution politiques » en regardant fort loin en arrière, déclarant que « les événements qui se déroulent autour de nous servent toujours mal à raisonner froidement et ne peuvent que difficilement servir à établir des lois, mais au plus à vérifier celles déjà formulées », que « pour connaître les lois du développement politique, il faut s'inspirer du passé ». Annal. de l'Inst. int. de soc., 1897, p. 376. Mais n'est-il pas manifeste que ces études lointaines, quand bien même elles aboutiraient à l'établissement de quelques lois générales, n'auraient guère d'utilité immédiate pour la solution des difficultés présentes et des problèmes de l'avenir? C'est dans leur complexité actuelle qu'ils se présentent à nous, la sociologie simpliste et quasi-préhistorique ne fait que prétendre les résoudre.

Or, je prétends que si la science politique était fondée sur la méthode sociologique, elle serait condamnée à l'inefficacité parce qu'elle se trouverait sans prise sur les masses.

Pense-t-on qu'on inculquerait jamais aux foules un principe, une idée, par argument d'analogie entre les sociétés et l'organisme vivant, et qu'elles accepteraient, par exemple, la domination exclusive et despotique du gouvernement, comme c'est la prétention de certains, par ce motif qu'il est le cerveau, source de tout mouvement, de l'organisme social?

Pense-t-on qu'on amènerait les individus à l'abolition de tout droit individuel, comme le voudrait Comte, par suite de je ne sais quelle conception du « Grand Etre », de « l'Humanité » ?

Pense-t-on qu'on ferait admettre par la foule des faibles, sous prétexte d'analogie entre les sociétés humaines et le monde animal et végétal, comme le voudrait Spencer, l'abstention de l'Etat dans les relations sociales pour favoriser l'application radicale et bienfaisante de la grande loi de la lutte pour la vie?

Pense-t-on que, sous prétexte qu'imaginer est anti-scientifique, nous tuerions en nous notre faculté d'imagination, que nous renoncerions à tout idéal, et que nous nous bornerions à rechercher un « normal » quelconque obtenu par la voie rigoureusement scientifique de l'observation (1) ?

Non, les tendances humaines résisteraient à ces prétentions et s'insurgeraient contre la science qui voudrait les lui imposer. C'est en vain que M. Durkheim, comme pour préparer l'opinion, déclare qu'il faut s'attendre à ce que « la science des sociétés ne soit pas une simple paraphrase des préjugés traditionnels et fasse voir les choses autrement qu'elles n'apparaissent au vulgaire ». La science politique, qui n'est réalisable que par l'appui de l'opinion publique, est dépendante « des préjugés traditionnels » et ne peut s'insurger contre le

(1) Les sociologues qui demeurent fidèles au positivisme scientifique se refusent en effet à toute recherche d'un idéal, la science n'a qu'à poursuivre impassiblement ses découvertes, il faut marcher tout droit sans se demander où l'on va, « Il ne faut pas, dit M. Novicow, se préoccuper de savoir où mène la théorie organique, il faut se préoccuper de savoir si elle est vraie », La théorie organique des sociétés, Annales de l'Inst. int. de sociologie, 1897. Nous doutons fort que l'humanité consente ainsi à marcher vers un terme inconnu sans demander « où on la mène ».

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vulgaire ». Si elle voulait les heurter, entrer en lutte avec eux, ce ne serait pas elle qui aurait la victoire (1).

Mais dira-t-on pourquoi ne dissiperait-elle pas les préjugés et pourquoi ne convertirait-elle pas les masses? Est-ce que toutes les sciences n'ont pas suscité le scandale avant d'imposer leurs vérités ? N'en serait-il pas ainsi de la science politique affranchie du préjugé? Je ne le pense pas. On ne peut pas, à mon avis, des succès remportés par les autres sciences sur l'opinion publique, conclure à celui des sciences sociales, et cela pour de multiples raisons. C'est qu'en effet, les sciences en général ne nous touchent pas dans nos habitudes, dans nos sentiments, dans nos intérêts, dans notre personnalité. C'est que pour leur application il suffit du concours de quelques-uns, de ceux qui peuvent les comprendre. C'est qu'enfin elles trouvent dans les expériences positives irrécusables par lesquelles elles se démontrent une puissance de persuasion toute particulière. Les sciences sociales, au contraire, ne sont pas démontrables de cette brutale et triomphante façon, elles nous atteignent dans ce qui nous tient le plus au cœur, leurs vérités ne se traduisent en faits que par le concours de tous ou du plus grand nombre. Et ainsi les résistances de l'opinion publique, desquelles les autres sciences sont sûres de triompher, forment pour elles un obstacle insurmontable.

Les philosophes et les sociologues ne l'ont-ils pas compris ? N'est-ce pas pour cette raison que Comte rêvait d'un despotisme intellectuel, d'une papauté non plus religieuse, mais scientifique, imposant les découvertes de la science sociale comme des articles de foi et appuyée sur une sorte de Chevalerie destinée à « garantir les prêtres contre la tyrannie temporelle » (2)? N'est-ce pas pour cela que Renan reprenait cette conception du gouvernement des savants, et professait pour les foules le plus profond dédain? Et ne voyons-nous pas Spencer, conscient de la faiblesse de sa science, avouer « que les hommes sont très peu accessibles aux conceptions scienti

(4) M. TARDE Constate l'échec de la sociologie en lutte avec la conscience morale. «La sociologie s'est heurtée jusqu'ici, et non sans motif, à la conscience morale qui repoussait le despotisme de ses formules et se sent étouffée dans le défilé de phases rigides, uniformément enchaînées, où la plupart des sociologues condamnaient l'évolution humaine à passer ». Etudes de psychologie sociale, p. 23. (2) COMTE, Catéchisme positiviste. Onzième entretien.

Or, je prétends que si la science politique était fondée sur la méthode sociologique, elle serait condamnée à l'inefficacité parce qu'elle se trouverait sans prise sur les masses.

Pense-t-on qu'on inculquerait jamais aux foules un principe, une idée, par argument d'analogie entre les sociétés et l'organisme vivant, et qu'elles accepteraient, par exemple, la domination exclusive et despotique du gouvernement, comme c'est la prétention de certains, par ce motif qu'il est le cerveau, source de tout mouvement, de l'organisme social?

Pense-t-on qu'on amènerait les individus à l'abolition de tout droit individuel, comme le voudrait Comte, par suite de je ne sais quelle conception du « Grand Etre », de « l'Humanité » ?

Pense-t-on qu'on ferait admettre par la foule des faibles, sous prétexte d'analogie entre les sociétés humaines et le monde animal et végétal, comme le voudrait Spencer, l'abstention de l'Etat dans les relations sociales pour favoriser l'application radicale et bienfaisante de la grande loi de la lutte pour la vie?

Pense-t-on que, sous prétexte qu'imaginer est anti-scientifique, nous tuerions en nous notre faculté d'imagination, que nous renoncerions à tout idéal, et que nous nous bornerions à rechercher un « normal » quelconque obtenu par la voie rigoureusement scientifique de l'observation (1) ?

Non, les tendances humaines résisteraient à ces prétentions et s'insurgeraient contre la science qui voudrait les lui imposer. C'est en vain que M. Durkheim, comme pour préparer l'opinion, déclare qu'il faut s'attendre à ce que « la science des sociétés ne soit pas une simple paraphrase des préjugés traditionnels et fasse voir les choses autrement qu'elles n'apparaissent au vulgaire ». La science politique, qui n'est réalisable que par l'appui de l'opinion publique, est dépendante « des préjugés traditionnels » et ne peut s'insurger contre le

(1) Les sociologues qui demeurent fidèles au positivisme scientifique se refusent en effet à toute recherche d'un idéal, la science n'a qu'à poursuivre impassiblement ses découvertes, il faut marcher tout droit sans se demander où l'on va, « Il ne faut pas, dit M. Novicow, se préoccuper de savoir où mène la théorie organique, il faut se préoccuper de savoir si elle est vraie », La théorie organique des sociétés, Annales de l'Inst. int. de sociologie, 1897. Nous doutons fort que l'hamanité consente ainsi à marcher vers un terme inconnu sans demander « où on la mène ».

(( vulgaire ». Si elle voulait les heurter, entrer en lutte avec eux, ce ne serait pas elle qui aurait la victoire (1).

Mais dira-t-on pourquoi ne dissiperait-elle pas les préjugés et pourquoi ne convertirait-elle pas les masses? Est-ce que toutes les sciences n'ont pas suscité le scandale avant d'imposer leurs vérités ? N'en serait-il pas ainsi de la science politique affranchie du préjugé ? Je ne le pense pas. On ne peut pas, à mon avis, des succès remportés par les autres sciences sur l'opinion publique, conclure à celui des sciences sociales, et cela pour de multiples raisons. C'est qu'en effet, les sciences en général ne nous touchent pas dans nos habitudes, dans nos sentiments, dans nos intérêts, dans notre personnalité. C'est que pour leur application il suffit du concours de quelques-uns, de ceux qui peuvent les comprendre. C'est qu'enfin elles trouvent dans les expériences positives irrécusables par lesquelles elles se démontrent une puissance de persuasion. toute particulière. Les sciences sociales, au contraire, ne sont pas démontrables de cette brutale et triomphante façon, elles nous atteignent dans ce qui nous tient le plus au cœur, leurs vérités ne se traduisent en faits que par le concours de tous ou du plus grand nombre. Et ainsi les résistances de l'opinion publique, desquelles les autres sciences sont sûres de triompher, forment pour elles un obstacle insurmontable.

Les philosophes et les sociologues ne l'ont-ils pas compris ? N'est-ce pas pour cette raison que Comte rêvait d'un despotisme intellectuel, d'une papauté non plus religieuse, mais scientifique, imposant les découvertes de la science sociale comme des articles de foi et appuyée sur une sorte de Chevalerie destinée à « garantir les prêtres contre la tyrannie temporelle» (2)? N'est-ce pas pour cela que Renan reprenait cette conception du gouvernement des savants, et professait pour les foules le plus profond dédain? Et ne voyons-nous pas Spencer, conscient de la faiblesse de sa science, avouer « que les hommes sont très peu accessibles aux conceptions scienti

(1)M, TARDE Constate l'échec de la sociologie en lutte avec la conscience morale. La sociologie s'est heurtée jusqu'ici, et non sans motif, à la conscience morale qui repoussait le despotisme de ses formules et se sent étouffée dans le défilé de phases rigides, uniformément enchaînées, où la plupart des sociologues condamnaient l'évolution humaine à passer ». Etudes de psychologie sociale, p. 23. (2) COMTE, Catéchisme positiviste. Onzième entretien.

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