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ges autorisés qu'il trouve dans notre droit public moderne un fondement plus solide : ce qui implique au premier chef le respect des compétences et des formes. C'est dire que si, dans un pays dont la population est composée d'éléments si divers, l'extranéité des origines justifie une prudente réserve dans la concession des droits politiques et une sage distinction entre les Français de race et les Français d'origine étrangère, du moins cette distinction, contraire à nos traditions, doit-elle être entourée de toutes les garanties que les principes généraux du droit commandent et que les lois imposent. Nous avons le devoir de nous demander si elle pouvait être efficacement faite par voie de simple décret. Nous soulevons, en émettant ce doute, l'une des questions les plus délicates et les plus controversées du droit public algérien, celle de savoir quelles sont les limites des compétences respectives du Parlement et du chef de l'Etat en matière de législation algérienne.

13. Le droit de légiférer au regard de l'Algérie et des Algériens appartient concurremment au Parlement et au chef de l'Etat. Au Parlement, en vertu de principes trop généraux pour avoir besoin d'être rappelés et dont aucun n'assigne à sa compétence ou à ses pouvoirs une sphère d'action géographiquement circonscrite (1). Au chef de l'Etat, en vertu de textes spéciaux qui ont survécu aux circonstances particulières qui les avaient fait édicter en vertu d'une disposition transitoire de la loi du 24 avril 1833. Cette loi contenait deux ordres de dispositions bien distinctes les unes avaient un caractère définitif et réglaient la condition de nos possessions d'outremer considérées comme de véritables colonies; les autres visaient nos établissements africains et n'avaient qu'un caractère purement provisoire que prend soin de rappeler l'art. 4 de l'ordonnance du 22 juillet 1834: « jusqu'à ce qu'il en soit

(1) L'art. 73 de la Charte de 1814 consacra la différence, maintenue depuis, du territoire colonial et métropolitain, en décidant que les colonies « seront régies par des lois ou règlements particuliers ». Ce texte nullement restrictif des pouvoirs du Parlement, pas plus ratione materia que ratione loci, n'est que l'expression d'une vérité de haute philosophie politique et sociale: il signifie que la différence des milieux, des civilisations et des besoins justific a priori la différence des législations et que par suite les lois et règlements de la métropole ne sont pas de plein droit applicables aux colonies. V. GIRAULT, Législation coloniale, p. 317.

autrement ordonné, les possessions françaises dans le nord de l'Afrique seront régies par nos ordonnances ». D'autre part ces deux catégories de dispositions consacrent, mais dans une mesure très inégale, une participation possible du chef de l'Etat à l'exercice du pouvoir législatif : tandis que, au regard des colonies proprement dites, cette participation est étroitement délimitée ratione materia (1), au regard de nos établissements africains elle est admise sans restriction aucune (2).

Par une singulière ironie, dont pourrait justement s'offusquer la clairvoyance du législateur, de ces deux ordres de dispositions ce sont celles qui dans la pensée de leurs auteurs n'avaient qu'un caractère purement provisoire qui ont survécu aux autres, et l'Algérie, deux fois assimilée complètement à la France, demeure actuellement encore soumise à la loi du 24 avril 1833. Le « jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné » de l'ordonnance de 1834 nous invite après soixante et dix ans à attendre encore une modification du régime législatif auquel l'Algérie a été provisoirement soumise tant il est vrai qu'en France c'est quelquefois le provisoire qui dure le plus longtemps. Considérée comme partie intégrante du territoire métropolitain (3), elle n'a même pas bénéficié de la réforme faite pour les colonies par les sénatus-consultes de 1854 et 1866 (4), et les révolutions nombreuses, violentes ou pacifiques, qui sont venues modifier notre Constitution pour l'adapter à des régimes nouveaux, ont laissé l'Algérie sous l'empire de celle de 1830. Nous ne pouvons nous attarder à démontrer cette survivance certaine d'une disposition législative aux circonstances qui l'avaient fait édicter. Mais la justification des doutes qui nous hantent résulte des conséquences exagérées qu'on voudrait attacher à la loi du 24 avril 1833 et qui impli quent une méconnaissance de la nature et de l'étendue des pouvoirs qu'elle confère au chef du pouvoir exécutif (5).

14. Il est certain que le droit public français ne trace pas

(1) V. art. 2, et GIRAULT, op. cit., passim.

(2) Art. 25 de la même loi.

(3) V. art. 109 de la Constitution de 1848 et art. 27 de la Constitution de 1852. (4) GIRAULT, op. cit., p. 320.

(5) V. concernant le maintien du régime des décrets jusqu'à ce jour : arrêt du Conseil d'Etat du 26 juin 1869, Jurispr. alg., 1869, p. 21; arrêt de la Cour

entre le domaine de la loi et celui du règlement une ligne de démarcation nettement arrêtée; il n'admet pas en principe qu'il y ait des matières nécessairement vouées à la loi, d'autres nécessairement vouées au décret; néanmoins il contient des maximes pratiques dont la portée est véritablement constitutionnelle et dont le but évident est d'imposer des barrières au règlement. La préoccupation qui les a dictées, c'est que le règlement, étant une des armes du pouvoir exécutif, constitue un danger permanent pour la liberté, tandis que la loi, œuvre du pouvoir législatif, est gardienne de la liberté. L'une de ces maximes, la plus importante, celle qui nous révèle le véritable caractère du règlement, c'est que le règlement doit se borner à «< assurer l'application et l'exécution des lois » (1). C'est là une conséquence logique du principe de la séparation des pouvoirs. Cette garantie n'est pas offerte à l'Algérie, en ce sens que le règlement et la loi peuvent s'y présenter sous la même forme, celle du décret, et émaner de la même autorité, du chef de l'Etat. Néanmoins il n'y a pas confusion entre ses attributions législatives et ses attributions exécutives, et il importe de les distinguer. Le pouvoir réglementaire lui appartient en Algérie au même titre que dans la métropole; c'est un pouvoir propre rentrant dans la sphère normale de ses attributions exécutives; un pouvoir dont l'indépendance constitutionnelle n'est pas discutable, que les chambres ne peuvent ni lui contester, ni lui ravir, auquel aucun changement ne peut être apporté que par une révision de la constitution elle-même.

15. Au contraire le droit de légiférer au regard de l'Algérie, ne lui appartient pas en propre; il ne rentre pas dans la sphère de ses attributions constitutionnelles; il ne l'exerce que par délégation, en vertu d'une investiture du pouvoir législatif, dont nous retrouvons le titre dans la disposition

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d'Alger, Bull. jud. alg., 1882, p. 322; Arrêt de la Cour de cass. du 24 juillet 1889, Rev. alg. de législ. et jurisp., 1899, p. 340; CAZALENS, note sous arrêt de cass. du 10 déc. 1879, D. P., 1880. 1. 242; CHARPENTIER, Cours de législation algérienne, 1 éd, p. 25; - BÉQUET, Répertoire du droit administratif, v° Algérie ; TILLOY, Répertoire alphabétique de jurispr. algérienne,, v° Algérie. (1) V. HAURIOU, Précis de droit administratif, 3° édit., p. 52.

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REVUE DU DROIT PUBLIC.-T. XIV

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précitée de la loi du 24 avril 1833 (1). C'est donc un droit précaire qui peut en tout ou en partie ètre retiré dans les conditions et les formes qui ont présidé à sa concession, c'est-àdire par une volonté concordante des Chambres manifestée dans la forme des lois ordinaires.

Qu'il s'agisse d'une véritable délégation, on ne pourrait le contester que si le législateur de 1833 s'était borné à inviter le chef du gouvernement à user en Algérie d'un droit qui lui était conféré par la constitution. Or si une interprétation très élastique eût pu autoriser une pareille affirmation sous l'empire de la Charte de 1814 (2), elle est manifestement insoutenable sous l'empire de celle de 1830, dont l'art. 64 décide formellement que les colonies « sont régies par des lois particulières». Il faut une imagination fertile pour voir dans cette disposition une dérogation quelconque au principe éminem

(1) Par une singulière confusion, qui dénote ou un mépris regrettable ou une ignorance peu flatteuse des règles du droit public, c'est dans l'ordonnance du 22 juillet 1834, et non dans la loi du 24 avril 1833, qu'auteurs et arrêts trouvent le titre d'investiture dont nous parlons. C'est sur l'art. 4 de l'ordonnance et non sur l'art. 25 de la loi qu'ils fondent les pouvoirs du chef de l'Etat. I importe de restituer à l'ordonnance son véritable caractère: elle n'est qu'une manifestation du pouvoir réglementaire du chef de l'Etat, puisqu'elle n'est intervenue que par application et pour assurer l'exécution» de l'art. 25 de la loi du 24 avril 1833. S'il en était autrement il faudrait conclure que l'autorité déléguante est l'autorité déléguée; et l'on pourrait se demander avec inquiétude comment le chef de l'Etat a pu se déléguer à lui-même des droits que la constitution ne lui reconnaît pas et que le principe de la séparation des pouvoirs condamne. La prétendue délégation s'appellerait, de son vrai nom, une usurpation de pouvoir; l'ordonnance par elle-même serait entachée d'un vice d'inconstitutionnalité qui aurait eu pour conséquence de rendre manifestement illégales toutes les décisions prises dans le domaine réservé de la loi, et la reconnaissance des droits prétendus du chef de l'Etat en matière de législation algérienne ne serait que le résultat d'une erreur prolongée qu'il serait temps de signaler à l'attention des pouvoirs publics. La vérité est que l'ordonnance par elle-même, et en tant qu'elle précise les pouvoirs du gouvernement au regard de l'Algérie et des Algériens, est parfaitement inattaquable. Mais la vérité aussi est que cette ordonnance ne vit pas d'une vie propre, mais d'une vie d'emprunt qu'elle puise dans l'art. 25 de la loi. Elle ne pourrait que subir une sorte de choc en retour, c'est-à-dire que sa légalité est indiscutable a priori, et qu'on ne pourrait soutenir son illégalité qu'en cherchant à cette illégalité des causes extérieures à l'ordonnance ellemême qu'en contestant la constitutionnalité de la loi dont elle n'a d'autre but d'assurer l'application ». Or comme cette preuve extérieure » est que impossible, en ce sens qu'il n'y a pas chez nous de juge autorisé et reconnu de la constitutionnalité ou de l'inconstitutionnalité des lois, l'ordonnance bénéficie de l'immunité protectrice dont jouissent ces dernières.

(2) GIRAULT, op. cit., p. 317.

ment constitutionnel que les lois sont l'œuvre du pouvoir législatif, d'autant plus que, pour mettre fin aux errements antérieurs, les auteurs de la Charte de 1830 avaient à dessein supprimé le mot « règlements » qui figurait dans l'art. 73 de celle de 1814.

Le chef de l'Etat ne possédant pas en propre le droit de légiférer au regard de l'Algérie, ne le tenant pas de la constitution, ne peut le tenir que de la loi et ne l'exercer que par voie de délégation, mais une pareille délégation est-elle juridiquement possible?

16. Elle serait juridiquement inadmissible sous l'empire de toute constitution présentant les caractères de celle qui nous régit depuis 1875. «Sous l'empire de nos constitutions nationales et rigides, dit fort bien M. Esmein (1), les divers pouvoirs constitués ne tirent leur existence et leurs attributions que de la constitution elle-même. Par cela même qu'elle a établi des pouvoirs distincts et réparti entre des autorités diverses les attributs de la souveraineté, elle interdit implicitement, mais. nécessairement, que l'un des pouvoirs puisse se décharger sur un autre de sa tâche et de sa fonction. » La fin de non-recevoir qui s'oppose à toute délégation par le pouvoir législatif d'une partie quelconque de ses attributions constitutionnelles est donc fondée sur l'incompétence même du déléguant. Toute modification dans les rapports ou les attributions respectives des divers organes de la souveraineté implique nécessairement une révision de la constitution or le droit de révision rentre dans les attributions du pouvoir constituant et non dans celles du pouvoir législatif. Cette délégation est, au contraire, possible en droit dans les Etats dont les dispositions constitutionnelles ne se différencient des lois ordinaires ni par une nature propre, ni par une force obligatoire plus grande, ni par une procédure de révision distincte, là en d'autres termes où le pouvoir législatif garde la liberté absolue de statuer souverainement sur toute matière.

Dans laquelle de ces deux catégories convient-il de ranger la Charte de 1830? Il semble que la placer dans la seconde ce soit justifier pleinement la délégation consentie en 1833; que

(1) V. Rev. politique et parlementaire, 1894, I, p. 200, l'article de M. Esmein, dont nous rappelons ici quelques conclusions.

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