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la ranger dans la première ce soit prononcer contre elle une condamnation définitive et sans appel. Le doute cependant serait possible et l'appel recevable; car si c'est des constitutions du premier groupe qu'elle se rapproche le plus, elle ne s'identifie pas complètement avec elles. Ecrite, édictée au nom de la souveraineté nationale, comme toutes celles qui l'ont suivie en France, elle n'était pas néanmoins l'œuvre d'un pouvoir constituant distinct du pouvoir législatif et, d'autre part, comme elle ne déterminait aucune procédure permettant d'en opérer la révision, elle eût été immuable si l'on n'eût pas admis qu'elle pouvait être modifiée dans les conditions qui avaient présidé à son établissement par le pouvoir législatif dans la forme des lois ordinaires. « Cette immutabilité absolue de la constitution est trop contraire au bon sens pour pouvoir être admise (1). » Juridiquement impossible aujourd'hui, cette délégation pouvait donc se justifier au moment où elle a été consentie.

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17. D'ailleurs l'évidence manifeste de son opportunité fit passer au second plan la question de sa légitimité. Le besoin s'en faisait sentir tant au regard de la législation passée que de la législation à venir. L'Algérie appartient à la France par droit de conquête; or il est de principe certain que, par l'effet de l'annexion ou de la prise de possession définitive, toutes les lois du vainqueur deviennent lois du vaincu. Mais si le droit international, qui envisage le problème sous un jour particulier, peut et doit s'accommoder de cette conséquence brutale qui rend immédiatement applicables à un pays des lois qui n'ont pas été faites pour lui, la logique et le bon sens ne sauraient l'accepter aussi aisément, et après l'annexion il appartient au vainqueur d'apprécier souverainement dans quelle mesure ce bloc de lois est effectivement applicable au pays annexé, surtout quand celui-ci diffère de l'Etat annexant par ses éléments de composition, ses mœurs et sa civilisation. Un travail de sélection s'imposait donc pour déterminer de ces lois quelles sont celles dont l'abrogation « locale » s'imposait, celles dont le maintien pur et simple était acceptable, celles enfin dont la modification était commandée par les différences de milieux. Mais ce travail impliquait une refonte laborieuse de (1) Esmein, loc. cit., p. 208.

toute l'œuvre législative antérieure, refonte à laquelle des Chambres n'auraient pas eu le loisir de s'adonner et que d'ailleurs elles n'auraient pu que difficilement réaliser d'une manière rapide et éclairée. Il convenait d'en confier le soin au gouvernement en l'autorisant à remédier par simple décret à l'application des lois de la métropole.

Pour les lois à venir, l'opportunité de cette délégation plus difficile à découvrir n'en est pas moins certaine. Il ne s'agit plus ici de l'application à un pays de lois qui n'ont pas été faites pour lui, dans l'élaboration desquelles ses besoins particuliers n'ont pas pu être pris en considération. Pour les lois postérieures à l'annexion, les Chambres peuvent apprécier elles-mêmes le degré d'applicabilité de chacune d'elles en dehors de la métropole; y introduire, le cas échéant, des dispositions destinées à satisfaire à des besoins spéciaux, ou même (1) créer de toutes pièces, à côté de la législation métropolitaine, une législation algérienne, si la civilisation, les traditions et les aspirations de la colonie se différencient trop profondément de celles de la métropole, pour qu'une assimilation même partielle ne constitue pas. une dangereuse et grave imprudence. Or, il semble bien, au premier abord, que, même dans cette dernière hypothèse, rien ne s'oppose à ce que, au delà comme en deçà de la Méditerranée, la répartition des attributions soit inspirée et dominée par le principe de la séparation des pouvoirs; il semble bien que rien ne s'oppose à ce que le domaine respectif de la loi et du règlement soit le même en Algérie qu'en France, que, dans le cas où une loi est nécessaire en France, elle le soit aussi en Algérie, et qu'une ordonnance ou un décret ne puisse intervenir efficacement que dans l'hypothèse contraire,gardant d'ailleurs toujours son caractère de législation subsidiaire et subordonnée. Certes, nous ne voulons pas refuser à des Chambres éclairées, ou capables de l'être, la compétence ou les lumières nécessaires à un sage et juste discernement; nous ne regretterions pas non plus que l'Algérie, pour ses libertés, trouvat dans des lois ces garanties nécessaires qu'un simple décret n'offre pas toujours; mais, au lendemain de l'annexion, le principe de la séparation des pouvoirs, en tant qu'il déter

(1) Comme le voulaient les Chartes de 1814 et de 1830.

mine la sphère d'action respective du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, ne pouvait pas s'appliquer aussi rigoureusement en Algérie qu'en France; il ne peut que s'y implanter progressivement, car son admission complète, son avènement définitif suppose la réalisation de conditions qui font nécessairement défaut à un pays neuf, qui faisaient sûrement défaut à l'Algérie de 1833. A une procédure rigide, lente et compliquée, acceptable pour des Etats civilisés dont la législation trouve dans des traditions éprouvées des assises solides et durables, il faut, pour des pays neufs, substituer une procédure plus simple, plus souple, plus expéditive, propre à donner, au fur et à mesure qu'ils se font sentir, satisfaction à des besoins changeants, mobiles, incessamment variables et renouvelés. La lourde machine législative si difficile à mettre en mouvement ne pourrait suivre que d'un pas attardé les progrès toujours rapides d'un pays appelé à franchir en quelques années des stades que d'autres ont mis des siècles à parcourir (1). Donc, ici encore, le régime des décrets est dans la nature des choses, dans la logique des exigences propres à tout pays en voie de formation. - La fonction législative, en Algérie, peut être exercée par un autre que le titulaire constitutionnel de cette fonction, mais au nom de ce dernier et par voie de délégation.

18. Peut-on conclure de là que le chef de l'Etat a le droit de statuer librement, souverainement sur toutes les questions algériennes ; que ses pouvoirs ne sont soumis à aucune autre règle que celle de son caprice et qu'ils n'ont d'autres bornes que celles qu'il consent à se fixer à lui-même ? Assurément, personne n'a songé à placer le Président de la République dans une sphère d'indépendance et de liberté telles qu'il pût se considérer comme étant en dehors ou au-dessus de la Constitution et des lois. Néanmoins, nous croyons qu'un oubli

(1) Bien que de nos jours il ne soit plus aussi vrai qu'en 1833 de considérer l'Algérie comme un pays en voie de formation, ne craignait-on pas hier encore que les lenteurs législatives ne vinssent compromettre l'avenir de la Banque de l'Algérie en laissant sans solution la question du renouvellement de son privilège ? - Si notre grande colonie attend encore avec un respect mêlé d'une légitime impatience, et la reconnaissance d'une personnalité juridique indiscutable, et la proclamation d'une certaine autonomie budgétaire, qui faut-il accuser, sinon un Parlement que d'autres préoccupations absorbent ?

très regrettable des principes les plus indiscutables du droit public a poussé la pratique gouvernementale, les tribunaux civils ou administratifs et les auteurs eux-mêmes à reconnaître à ces pouvoirs un domaine d'application qu'ils ne comportent pas toujours. N'est-ce pas parce que, tout en reconnaissant l'existence d'une barrière, on ne songeait à la fixer nulle part?

Ces pouvoirs comportent cependant une limitation certaine : l'une que nous trouvons dans la Constitution, l'autre dérivant de leur nature intrinsèque elle-même.

La persistante application de la loi du 24 avril 1833 sous l'empire de la Constitution de 1875 s'explique parce qu'il n'y a pas une incompatibilité manifeste entre l'une et l'autre, et cela pour deux motifs. D'une part, cette Constitution est muette sur le régime législatif des colonies et en particulier de l'Algérie; or, pour qui sait que les constituants d'alors. n'entendaient pas faire table rase du passé, ce silence permet de soutenir qu'ils ont voulu maintenir la distinction toujours admise entre le territoire colonial et le territoire métropolitain, d'autant mieux que cette distinction n'a rien de contraire aux institutions nouvelles dont ils se proposaient de jeter les bases essentielles et fondamentales. D'autre part, si cette Constitution place la confection des lois dans les attributions normales du Parlement pour réserver le règlement au pouvoir exécutif, elle ne détermine pas ratione materiæ le domaine respectif de la loi et du règlement; et ici encore on doit admettre, jusqu'à preuve contraire, qu'elle les acceptait, distinctions antérieurement faites et notamment l'application du régime des décrets en matière coloniale dans les conditions et les limites déterminées par les lois ou les Constitutions précédentes. Mais, si cette présomption fondée en logique est parfaitement acceptable en droit, elle ne l'est que jusqu'à preuve contraire. C'est dire que pour les matières que, très exceptionnellement d'ailleurs, la Constitution a visées comme étant du domaine exclusif de la loi, comme exigeant impérieusement l'intervention du pouvoir législatif, toute compatibilité disparaît et avec elle disparaît le régime des décrets. De ce chef, nous voyons deux hypothèses dans lesquelles le décret est impuissant. Une première restriction résulte indiscutable

ment de l'impossibilité d'engager les finances de l'Etat, d'établir ni taxe, ni impôt sans un vote du Parlement. Cette restriction est de l'essence même du régime parlementaire; elle est traditionnelle en France et est visée d'ailleurs par l'article 8 de la loi du 24 février 1875 réglant les attributions des Chambres dans le vote des lois de finances (1). Une autre est commandée non moins certainement par l'article 8 de la loi du 16 juillet 1875, portant expressément que « nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire ne peut avoir lieu qu'en vertu d'une loi ». Un simple décret ne pourrait donc apporter aucune modification territoriale à nos possessions africaines.

Ces pouvoirs trouvent une autre limitation dans leur nature intrinsèque elle-même. Ce sont des pouvoirs délégués, c'est-àdire des pouvoirs qui n'existent et ne peuvent être efficacement exercés que dans les limites fixées par l'acte de délégation lui-même et que dans la mesure où ils n'ont pas été ultérieurement l'objet d'un retrait, total ou partiel; car il n'est pas contestable que la délégation, surtout quand elle a été consentie pour un temps indéterminé, peut toujours être et à toute époque retirée soit partiellement, soit totalement (2). L'acte d'investiture, l'article 25 de la loi du 24 avril 1833, laisse en Algérie le champ libre aux ordonnances royales, il n'apporte aux pouvoirs qu'il délégue au chef de l'Etat aucune de ces limitations que nous avons précédemment signalées au regard des autres colonies et qui faisaient de certaines matières un domaine réservé dans lequel le pouvoir législatif était seul qualifié pour intervenir utilement et efficacement.

(1) D'ailleurs, en attendant la reconnaissance d'une personnalité propre à l'Algérie et la consécration législative d'une autonomie budgétaire dont le principe est déjà accepté, mais dont le degré discutable est discuté, tout emprunt algérien, toute taxe ou tout impôt algérien, malgré cette qualification d'apparence trompeuse, malgré le caractère local des besoins auxquels l'emprunt serait affecté, malgré le caractère de l'assiette de l'impôt, n'en sont pas moins des emprunts ou des impôts métropolitains qui iront grossir les caisses du Tresor ou accroître le chiffre de la dette publique française et dont le vote suppose nécessairement l'intervention du Parlement. Ces considérations justifient, sur le terrain du droit, la réserve prudente dont a fait preuve le décret organique du 23 août 1898, en ne conférant aux délégations financières que des attributions purement consultatives. V. notre précédent article, no 39.

(2) V. Esmein, loc. cit., p. 211.

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