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promulguer, soit d'accompagner cette promulgation d'un décret qui viendrait bouleverser les dispositions de cette loi ou la laisser lettre morte en mettant à néant les conséquences que le législateur se proposait de lui faire produire ? Pour le soutenir, il faudrait préalablement démontrer (et nous confessons sur ce point une impuissance sans remède) que les lois algériennes sont d'une essence ou d'une nature distincte, qui les soumet à un régime différent de celui des lois métropolitaines, et ce n'est certainement pas l'art. 25 de la loi de 1833 qui autorise une telle affirmation ; il faudrait reconnaître à la volonté des Chambres une autorité différente, et singulièrement amoindrie dans notre cas, suivant que cette volonté s'affirme au regard d'un problème algérien ou d'un problème métropolitain, et sur ce point encore nous demandons des preuves ; ce serait attribuer au chef de l'Etat des pouvoirs plus forts que ceux du Parlement puisqu'il pourrait indirectement empêcher ou paralyser son intervention en matière de législation algérienne et nous nous demandons avec inquiétude d'où lui pourraient venir ces pouvoirs exorbitants : il ne les tient pas des Chambres dont il méconnaît la volonté nettement affirmée ; il ne les tient pas davantage de la Constitution qui lui fait un devoir de promulguer les lois régulièrement votées par le Parlement. Prétend-on les justifier par l'idée de délégation? Mais ce serait admettre que « le délégué peut méconnaître, rapporter ou modifier les actes du déléguant ». En attendant qu'un texte formel attache à la délégation cette conséquence absurde, il faut réserver provisoirement les droits de la raison, de la logique et du bon sens et reconnaître que, si le chef de l'Etat a le devoir d'assurer l'exécution de toutes les lois en procédant d'abord à leur promulgation, il ne saurait en même temps avoir le droit de substituer sa volonté à celle du Parlement.

Du moins ce droit qu'il ne peut revendiquer au moment de la promulgation ne peut-il pas être invoqué par lui à une époque ultérieure et lui permettre alors de réformer ce qu'il avait d'abord été obligé de subir? Nous répondons non, sans le moindre scrupule, et avec l'adhésion certaine de ceux qui ne contesteront pas les prémisses que nous venons de poser. En effet, le principe qui veut que les lois soient la règle sui

vant laquelle s'exercent les pouvoirs du chef de l'Etat n'a pas une vertu simplement passagère et d'occasion. Dès lors comment le Président trouverait-il dans l'expiration d'un laps de temps plus ou moins long (1), un titre nouveau lui permettant de faire le lendemain ce qui lui était interdit la veille ? Du jour de sa promulgation (2) jusqu'au jour de son abrogation la loi garde la même autorité. Et si, au jour de sa promulgation, la loi a une force de résistance suffisante pour interdire toute modification de la part du pouvoir exécutif, tant qu'elle subsiste, elle s'impose à lui avec la même force, avec la même impérieuse nécessité: il n'a que le droit et le devoir d'en surveiller l'application. Qu'on n'objecte pas qu'avec le temps et par suite de changements ou de conditions nouvelles la loi a perdu tout ou partie des avantages qu'elle présentait d'abord ou qu'elle laissait espérer ; qu'on n'objecte pas que son opportunité première peut-être incontestable est démentie désormais par les résultats auxquels conduit son application prolongée ! La conclusion logique qui se dégagerait de cette leçon de l'expérience et du temps serait l'obligation morale pour un Parlement sage et clairvoyant de procéder à la refonte de son œuvre, et nullement le droit pour le chef de l'Etat de l'abroger ou de la modifier par simple décret. Deux raisons aussi concluantes l'une que l'autre s'opposent à ce que l'on puisse songer à fonder sur l'inopportunité réelle ou présumée d'une disposition législative le droit nouveau dont on voudrait armer le Président de la République. D'une part et juridiquement, l'autorité d'une loi, c'est-à-dire sa force obligatoire, ne se mesure pas à son degré d'opportunité. Cette opportunité se présume nécessairement au moment où intervient le vote des Chambres et cette présomption dure autant que la loi ellemême. D'autre part, cette solution est d'autant moins contestable que l'impossibilité originaire pour le chef de l'Etat de modifier des lois qu'il a le devoir de promulguer n'est pas fondée sur leur opportunité plus ou moins justement présumée, mais bien

(1) Et qu'il conviendrait d'ailleurs de déterminer pour ne pas faire une place trop large à l'arbitraire.

(2) Ou même plus exactement pour le pouvoir exécutif : du jour où expirent les délais qui lui étaient accordés pour demander aux Chambres une nouvelle délibé ration, ou du jour où cette seconde délibération est intervenue.

sur cette considération que l'intervention du déléguant est exclusive d'une intervention contraire du délégué et que les règles établies, expression de la volonté concordante des deux Chambres manifestée dans les formes ordinaires de la loi, ne peuvent être modifiées que par la même autorité et dans la même forme. D'ailleurs si le chef de l'Etat au moment du vote de la loi ne pouvait pas s'ériger en juge de son opportunité pour en arrêter l'application, il ne le pourra pas davantage à une époque ultérieure. Dans les délais fixés pour la promulgation il n'avait que le droit de demander aux Chambres une nouvelle délibération; postérieurement il n'aura qu'un droit analogue, celui de faire soumettre à ces Chambres un projet de loi tendant à l'abrogation ou à la modification par elles d'une disposition ou d'une règle qui n'est plus en harmonie avec les exigences d'une situation nouvelle.

20. Voilà, suivant nous, les solutions certaines que commandent impérieusement des principes, dont les tribunaux eux-mêmes avaient su un moment, de 1860 à 1880, reconnaitre et respecter l'autorité. Saisi d'une question de modification de compétence apportée à la loi du 16 juin 1851 par le décret du 2 avril 1854, le Conseil d'Etat, sur les conclusions conformes de M. de Belbeuf, déclarait ledit décret illégal et non obligatoire (1).

Deux ans plus tard, appelé à se prononcer une seconde fois sur la même question, il condamnait à nouveau comme illégale l'ingérence du pouvoir exécutif dans un domaine que le pouvoir législatif par son intervention personnelle avait manifesté assez évidemment l'intention de se réserver (2). Marchant sur les traces du Conseil d'Etat, la cour d'Alger et la chambre criminelle de la Cour de cassation rendaient à la logique des principes un hommage mérité (3). Mais dès 1879, cassant l'arrêt précité de la Cour d'Alger, une décision de la chambre civile de la Cour suprême marquait le point de départ d'une orientation nouvelle en reconnaissant au profit du chef de l'Etat le droit que nous lui contestons. Trop docile ou trop facilement

(1) 28 février 1866, Jurispr. algér., 1866, p. 16.

(2) 28 mai 1868, Jurispr. alger., 1868, p. 64.

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(3) Alger, 27 décembre 1876, jurispr. algėr., 1876, p. 28; Cass., 28 mars 1878, Bull, jud. alg., 1878, p. 130.

convaincue, la Cour d'Alger ne tardait pas, pour ne plus l'abandonner, à adopter cette manière de voir (1).

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Si regrettables que nous paraissent ces tendances nouvelles, elles n'en ont pas moins recueilli les suffrages des rares auteurs qui ont abordé ce problème (2). « C'est un retour aux vrais principes, nous dit-on, un retour à la jurisprudence bien établie sous l'empire de la loi du 24 avril 1833 ». Nous ne sommes pas rebelle à une conversion, mais nous la voudrions intelligente et réfléchie; nous voudrions préalablement être convaincu. On parle avec satisfaction d'une « jurisprudence bien établie » sous l'empire de la loi de délégation! Nous aurions préféré des documents. Nous ne voulons pas compulser les annales de la jurisprudence; mais, a priori, il nous paraît étrange que de 1833 à 1850, les tribunaux aient eu à se prononcer très souvent sur une espèce qui n'a pu se présenter que très rarement, la réunion des conditions qu'elle implique faisant défaut, puisque, pendant cette période, le chef de l'Etat a gardé à peu près entière sa liberté d'action, le législateur n'étant venu que très accidentellement la limiter par une intervention personnelle. D'ailleurs, nous présumons qu'on n'a pas la prétention de reconnaître l'autorité de « vrais principes » aux décisions des tribunaux, même quand ces décisions auraient été unanimes à reproduire et à répéter les mêmes erreurs! Ces décisions n'ont jamais que l'autorité d'emprunt que leur confèrent les principes supérieurs dont elles sont la logique et juridique application. Dès lors, nous demandons quels sont ces «< vrais principes >> sur lesquels on a la prétention de fonder le droit pour le chef de l'Etat de modifier par décret les règles établies par le législateur lui-même ? Pour le prouver, il ne suffit pas d'affirmer que l'Algérie est actuellement encore soumise au régime des décrets, car cette affirmation n'apporte au débat aucun élément de décision. Nous la constatons d'autant moins que nous sommes très respectueux des droits de la logique et que la question que nous discutons n'aurait absolument aucune

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(1) Alger, 6 juillet 1882, Bull. jud. alg., 1883, p. 24. (2) Ménerville, Cazalens, Sumien, loc. cit.;

p. 66.

REVUE DU DROIT PUBLIC.-T. XIV.

Contrà, Charpentier, op. cit.,

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raison d'être si nous soutenions que l'Algérie est soumise au droit commun de la métropole. Il y a donc une évidente pétition de principe à fonder le droit prétendu du chef de l'Etat sur le maintien de ce régime, puisque c'est ce régime luimême qui, du jour de son admission, a soulevé la difficulté. Résoudre ainsi la question par la question, c'est laisser toute leur force aux conclusions que nous avons été amené à formuler et que commande une saine interprétation des règles de la délégation.

Il semble bien d'ailleurs que l'orientation prise par la jurisprudence depuis 1880 ne soit pas une orientation définitive et sans esprit de retour; il semble bien que nous n'en soyons pas réduit à une protestation purement platonique, sans espoir aucun de voir un jour les tribunaux accepter pleinement et sans réserve l'opinion que nous professons. Cette confiance en un lendemain meilleur nous est inspirée par une très récente décision de la chambre civile de la Cour de cassation du 24 juillet 1899 (1), décision qui implique une adhésion formelle aux idées que nous défendons et une reconnaissance implicite des principes généraux de droit public par lesquels nous avons essayé de les justifier. Appelée à se prononcer sur la force obligatoire du décret du 23 août 1898, la Cour suprême se déclarait en faveur de la parfaite légalité pour des motifs que nous soumettons à la critique de nos adversaires, à la judicieuse appréciation des partisans de la « jurisprudence bien établie » sous l'empire de la loi du 24 avril 1833: « Attendu que, sans doute, les lois françaises en vigueur en Algérie ne peuvent être abrogées ou modifiées que par une loi nouvelle votée par les deux Chambres et régulièrement promulguée, mais qu'il en est autrement relativement aux matières non traitées et non régies par ces lois; attendu que le décret du 23 août 1898 ne touche pas aux conditions de l'électorat politique qui restent telles que les a fixées la loi du 5 avril 1884, applicable également à l'Algérie ».

21. Ce sont les conclusions que nous défendions nous-même dans notre précédente analyse du décret de 1898 (2) et nous

(1) Rev, alg. de législ, et de jurispr., 1899, p. 340.

(2) V. nos 11 et s., p. 64 et s.

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