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battre et de la maudire, elle y applaudit et s'en félicite. Loin de « se décomposer au contact de cet air vital », comme le pensait Edgard Quinet, elle puise dans cette atmosphère vivifiante des forces qu'elle ne connaissait plus.

Par suite sous aucun prétexte, ni parce que l'on devrait d'abord restaurer la religion, ni parce qu'il faudrait avant tout la détruire, le problème religieux ne doit faire écarter le problème politique, puisqu'à l'organisation politique et au développement de la liberté, la religion est si profondément intéressée, puisqu'à l'organisation démocratique de l'Etat moderné la religion bien loin d'être une entrave peut être une aide précieuse.

Toutes les raisons pour lesquelles on se détourne dédaigneusement de la science politique sont donc en définitive des erreurs ou des exagérations. Il est faux que les institutions politiques soient de vaines formes sans efficacité; il est faux que les institutions politiques soient le produit d'une évolution fatale; il est faux que nos institutions actuelles soient des institutions définitives sous le règne desquelles l'humanité n'aurait plus qu'à se laisser vivre : sceptiques, fatalistes, quiétistes ou satisfaits se trompent. Et se trompent également ceux que la passion du bien-être et la passion religieuse ou anti-religieuse aveuglent, car il est faux encore que les problèmes religieux et économique priment le problème politique.

II. De la nécessité actuelle d'une renaissance de la science

politique.

L'abandon de la science politique est donc une erreur. J'ajoute que c'est une erreur aujourd'hui particulièrement dangereuse, parceque l'Etat moderne s'engage, à mon avis, à l'heure actuelle en une de ces crises qui forment les périodes critiques de l'histoire!

Une crise c'est un conflit entre deux forces, une lutte entre deux principes. Il y a crise de l'Etat moderne parce que l'Etat de nos jours se trouve dans son évolution politique livré

à deux forces opposées, et que deux principes contraires. se disputent la régence de ses institutions. En effet, si, comme tout ce qui se développe, les Etats évoluent sous l'action de forces externes, qui constituent le milieu au sein duquel ils se trouvent, et sous l'empire de forces internes qui sont leurs propres tendances, la pente naturelle de leurs ins-titutions, il se rencontre qu'actuellement pour l'Etat moderne ces deux catégories de forces, celles qui agissent sur lui de l'extérieur,et celles qui le travaillent intimement, sont opposées l'une à l'autre, de telle sorte que si c'est la force intérieure qui l'emporte, il peut y avoir ruine de l'Etat venant de périls extérieurs, si c'est la pression extérieure qui domine, il peut y avoir ruine de l'Etat par la révolution intérieure. Cette crise de l'Etat moderne, il me semble qu'on n'en a pas suffisamment conscience. Aussi, et parce que c'est là ce qui rend le problème politique particulièrement pressant et difficile, je voudrais insister et faire ressortir le caractère aigu de cette crise en montrant la puissance de ces forces supérieures qui nous mènent et leur antagonisme.

Celle qui nous travaille intérieurement, c'est la force même de développement de la démocratie. Elle entraîne si bien l'Etat moderne qu'elle lui fait abandonner ses assises premières, parlementarisme et système représentatif, pour l'orienter vers le gouvernement populaire direct ou indirect.

Ce mouvement, j'en ai déjà parlé, mais on n'en saisira l'irrésistibilité, que si l'on veut bien comprendre que ces institutions dont la démocratie s'éloigne n'étaient pas à proprement parler démocratiques ; et c'est ce que je voudrais maintenant démontrer avant de voir à quelles conséquences pratiques il nous conduit.

Oui, si la démocratie moderne s'éloigne du parlementarisme et du régime représentatif, c'est pour cette cause décisive et irrésistible que ces institutions n'étaient pas à vrai dire démocratiques.

Sans doute, avec le régime parlementaire et représentatif, par la division, le balancement des pouvoirs, par la subordination du gouvernement aux assemblées, comme par la participation des citoyens à la nomination des hommes chargés

de gérer les intérêts du pays, il y avait eu déplacement du principe du pouvoir, passant du Monarque, jadis titulaire de la souveraineté, à la Nation, qui d'ailleurs en était nominalement investie. Néanmoins, par l'indépendance relative du gouvernement vis-à-vis du pouvoir législatif et aussi par l'indépendance beaucoup plus absolue des élus vis-à-vis des électeurs, ce régime était loin du principe même de la démocratie, qui dans son sens, non pas même radical, mais simplement naturel signifie gouvernement du pays par la Nation, règne de la volonté générale. A vrai dire c'était là un régime libéral, ce n'était pas un régime démocratique.

Si ces institutions furent pourtant les institutions premières de l'Etat moderne, c'est que l'Etat moderne donna d'abord à ses institutions une base qui était la contradiction même de la démocratie et avec laquelle elles se trouvaient en harmonie: le suffrage restreint.

Le suffrage restreint, c'était une catégorie de citoyens favorisés par la fortune, ayant dans les intérêts collectifs une plus large part et qui était chargée par une délégation tacite du pays de choisir ses représentants. Alors, il y avait au sein de l'Etat un pays légal, représentant le pays véritable, et la représentation se trouvait immédiatement à la base même des institutions de l'Etat. On comprend donc que les électeurs, qui devaient leurs droits à une délégation tacite, pouvaient admettre facilement le principe représentatif fondement de leur pouvoir, et regarder leurs représentants comme indépendants vis-à-vis d'eux-mêmes, représentants indépendants de la nation, pour le compte de laquelle ils agissaient.

On comprend aussi que le gouvernement pouvait garder une certaine autorité vis-à-vis d'un pouvoir législatif qui ne puisait pas dans le suffrage universel une autorité absolument souveraine, et n'était pas censé représenter la volonté même de la nation.

Et c'est ainsi que le régime représentatif et parlementaire put donc être la première incarnation du principe de la souveraineté nationale, parce que pendant longtemps il n'y eut qu'une demi-démocratie.

Mais l'avènement du suffrage universel fut l'avènement véritable de la démocratie, et du jour où il fut admis, on peut

dire que le règne du parlementarisme représentatif était virtuellement achevé (1).

Pourtant pendant quelque temps le suffrage universel sembla se concilier avec ce régime. C'est que, d'une part, les classes dirigeantes conservèrent d'abord leur prépondérance, fournirent le personnel des assemblées politiques et maintinrent la doctrine parlementaire et représentative, qui leur permettait en obtenant le suffrage des masses et en occupant le gouvernement de confisquer, au moins dans l'intervalle des élections, le pouvoir souverain. C'est que, d'autre part, les classes inférieures, les masses éprouvèrent au début quelque étonnement de leur triomphe, se contentèrent de l'égalité électorale conquise et ne cherchèrent pas à obtenir la réalité du pouvoir. Et ainsi les notions anciennes de suffrage et de représentation ne furent pas de suite troublées par l'avènement du suffrage universel, et l'on put croire qu'il n'était qu'une extension de la capacité électorale.

En réalité, le suffrage universel était tout autre chose, il était, non une modification du régime électoral, mais un bouleversement des institutions politiques. Avec lui, le pays, titulaire nominal de la souveraineté, mettait la main sur le pouvoir. Avec lui les électeurs, étant tout le monde, n'étaient plus les représentants de personne. Avec lui, la représentation n'existait plus à la base des institutions politiques, et dès lors, il devenait fort difficile de l'établir à un autre degré, à un degré quelconque. Les électeurs, étant l'universalité de la nation, titulaire de la souveraineté, devaient refuser d'admettre qu'en votant ils n'exerçaient pas une souveraineté existant en euxmêmes, et, si leur vote était l'exercice d'une souveraineté personnelle, ils ne devaient plus admettre non plus que cette souveraineté, ils la déléguaient définitivement, complètement à un corps d'élus, qui, en les représentant, les éclipseraient et usurperaient l'exercice libre de la souveraineté nationale. Ils ne devaient pas admettre non plus que leurs élus directs n'eussent pas vis-à-vis du gouvernement, non issu d'eux, source unique du pouvoir, une priorité, une autorité souveraine, une domination complète.

(1) La profonde métamorphose de notre régime politique a été très bien vue par M. L. SCHERER dans sa si clairvoyante petite brochure: La démocratie et la France.

De là cette doctrine que le suffrage universel n'est pas seulement une formule abstraite, ou une délimitation des frontières du pays légal, mais la personnification du vrai souverain. De là cette doctrine que le vote n'épuise pas les droits de ce souverain qui doit pouvoir agir encore après qu'il a a élu députés et sénateurs, parce que le peuple souverain ne saurait abdiquer. De là cette doctrine que la volonté popu laire, dont la démocratie est le règne, doit s'exprimer par elle-même, parce que la souveraineté ne se délègue pas. De là cette doctrine que le parlement issu directement du peuple vis-à-vis d'un gouvernement qui n'en sort pas est un maître dont celui-ci n'est que le très obéissant serviteur. De là la ruine du régime représentatif et parlementaire et l'avènement du régime de démocratie semi-directe inauguré dans ces pays d'avant-garde qui sont les Etats-Unis et la Confédération suisse.

Ainsi c'est bien par la pente même de la démocratie, par le développement spontané de son principe que l'Etat moderne, ainsi que je voulais le prouver, se trouve amené à une nouvelle transformation radicale de ses institutions politiques et la conséquence en est que ce mouvement qui nous emporte, étant naturel, est irrésistible.

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Nous pouvons, très facilement, discerner quelles en seront pour l'Etat moderne les conséquences. D'une façon générale il en résultera pour lui un affaiblissement. Un Etat n'est fort que par la concentration de la puissance en des pouvoirs politiques combinés pour une action prompte et énergique; or la démocratie que nous entrevoyons pour nous, que nous voyons fonctionner à côté de nous en Suisse, partage le pouvoir non plus seulement entre deux corps, le gouvernement et le pouvoir législatif, mais bien entre ces deux corps politiques et le peuple lui-même, et dans la répartition du pouvoir entre les corps politiques de l'Etat, c'est au pouvoir législatif, c'est-àdire au plus faible, au plus malhabile à l'action qu'elle donne la prépondérance. - Un Etat n'est fort que par les sacrifices que les particuliers consentent à son profit: sacrifices de liberté lui donnant une large prise sur eux-mêmes, sacrifices d'argent lui permettant les grandes entreprises nécessaires à sa défense ou à sa prospérité; or, comme la démocratie fait

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