Page images
PDF
EPUB

comportent, il est vrai, ni une absolue précision, ni une grande. rigidité de doctrine, mais ils n'en sont pas moins nécessaires, nous le savons, et c'est amputer la science que les supprimer. Si on les faisait disparaître de nos ouvrages, si l'on n'y gardait que ce qui est définition pure des pouvoirs et des fonctions de l'Etat, attribution de compétence, procédure et règlementation, ils se présenteraient eux aussi avec cette allure. ferme et précise. Ici donc encore le mérite de la science allemande, guidée par la méthode juridique, n'est qu'apparence; si elle évite certains défauts, c'est par d'inadmissibles silences sur les questions capitales.

Mais il est une dernière considération, la plus profonde, par laquelle l'application de la méthode juridique à la science politique peut séduire. On dit, et ne peut-on pas croire, que par elle un nouveau domaine dans les relations sociales, le domaine politique, celui qui a opposé les résistances les plus longues, va être conquis au droit, c'est-à-dire à l'ordre et à la justice. Si l'on proclame que l'Etat et toutes les puissances qui le constituent relèvent du droit, que le droit a, pour déterminer leur constitution et régir leurs actions, des règles précises, n'arrive-t-on pas à ce résultat inespéré de reculer les bornes de l'arbitraire et de faire disparaître le dernier terrain presqu'absolument abandonné à des forces libres et indisciplinées? Et c'est ainsi que chez nous l'un des esprits les plus chercheurs, qui s'occupent du droit public, propose « d'emprisonner la puissance publique dans les mailles du filet juridique, d'augmenter la prise du droit sur l'Etat » et ainsi de « limiter l'Etat du côté de l'arbitraire » (1).

Je ne nierai pas que le droit soit l'instrument de l'ordre et puisse être celui de la justice, et que son règne soit désirable même dans le domaine politique, mais vouloir faire rentrer l'Etat dans les cadres du droit ne m'en paraît pas moins une entreprise dangereuse et impossible. - Le danger, c'est

(1) M. HAURIOU, Précis de droit administratif, 3o édit., Préface, p. III. M. HAURIOU après nous avoir dit que sa doctrine est juridique ajoute: «En même temps qu'elle est juridique cette doctrine, par la force des choses, a une portée sociale, Elle est libérale ». Toute la science allemande proteste contre cette déduction. Il n'en est pas de plus juridique, il n'en est pas de moins libérale.

qu'à faire de l'Etat une personnalité juridique, un sujet de droit comme un autre, on suscite l'illusion qu'il a des droits pour lui-même, qu'il est une fin au lieu de n'être que le moyen de l'intérêt général et, comme il est par son but et sa taille supérieur aux individus, qu'en définitive, alors qu'on veut le restreindre et le subordonner, on risque d'exagérer sa force et de préparer légalement sa tyrannie (1). L'impossibilité, c'est l'écueil sur lequel la méthode juridique doit sombrer, et j'y reviendrai, c'est que si l'on veut enserrer l'Etat dans des liens juridiques, étant la force supérieure que rien dans la société ne peut contenir, il les brisera, car il est aussi impossible d'arrêter l'Etat, force souveraine en formulant quelques règles abstraites, que, pour une puissance humaine, d'arrêter la mer en lui disant : « tu n'iras pas plus loin »>. Le triomphe de la justice dans le domaine politique, il serait piquant vraiment que ce phénomène prodigieux eût choisi pour se pour se produire le pays même où la supériorité de la force sur le droit est devenu un axiome politique (2) ; le pays dont la constitution a été imaginée et imposée par le moins scrupuleux des hommes d'Etat (3), le pays dont la constitution est, et ceci est l'avis de tous les auteurs qui chez nous, l'ont étudiée, un chef-d'œuvre de despotisme à peine déguisé. (4) Ne (1) Cette élévation au-dessus des individus de l'Etat, personnalité juridique suprême, deyant laquelle les personnalités individuelles disparaissent dans l'exiguïté de leurs proportions, de leur durée et de leur fin, nous la voyons en Allemagne accompagnant l'emploi de la méthode juridique. « Hegel, nous dit M. CHERBULIEZ, enseigne que l'Etat est l'incarnation sublime de l'idée morale et que les individus doivent reconnaitre en lui leur vrai moi, leur moi raisonnable et leur véritable cause.» « L'Etat, ce Dieu vivant, a reçu la mission d'élever les individus au-dessus d'eux-mêmes en les contraignant à sacrifier leur bien-être au bien public ». L'Allemagne politique, p. 97.

(2) C'est en 1863 au cours du conflit constitutionnel dans lequel Bismarck ne craignit pas de se passer du vote de la Chambre des députés pour lever les impôts qu'il prononça ces paroles : « Si le compromis (en cas de conflit entre les pouvoirs) est rendu inutile parce qu'un des pouvoirs veut imposer ses solutions avec un absolutisme doctrinaire, alors... au lieu des compromis arrivent les conflits, et comme la vie de l'Etat ne peut s'arrêter, les conflits deviennent des questions de force: celui qui a la force en main va de l'avant dans son sens ». Traduction de M. SEIGNOBOS, Histoire politique de l'Europe contemporaire, p. 438. On ne peut mieux dire qu'un régime politique est une combinaison mécanique de forces et non un système juridique de droits.

(3) Voir dans le livre de M. CHERBULIEZ les péripéties de la constitution de 1867 et la manière dont M. de Bismarck traitait les représentants des Etats de l'Allemagne du Nord.

(4) M. A. LEBON résume en ces quelques lignes tout l'esprit du système politi

suffit-il pas d'ailleurs d'ouvrir les traités allemands pour comprendre que la méthode juridique n'est guère qu'un procédé pour voiler sous des apparences scientifiques les complaisances de la doctrine pour la toute-puissance impériale. Tous les auteurs allemands, si bien dressés à cette méthode,

que de l'Allemagne : « Le pouvoir qui l'exerce? En théorie,une Assemblée issue du suffrage universel direct,le Reichstag,et un conseil composé des délégués des gouvernements confédérés,le Bundesrath; en fait, la Prusse, qui s'est fait décerner avec la dignité impériale toutes les fonctions utiles de la communauté, qui dissimule son autorite et sa puissance derrière la fastueuse incapacité d'un Bundesrath docile, qui ne tient compte du Reichstag que suivant son plaisir et qui est encore elle-même, malgré les apparences contraires, soumise à l'autocratie de ses princes». p. 67-68 et p. 166 et s., Etudes sur l'Allemagne politique. C'est bien là le fait, c'est-à-dire la force primant le droit.

M. LEBON peut à bon droit achever son si substantiel petit livre par cette phrase qui est comme la satire sanglante des pretentions du juridisme allemand : « Le « TITRE JURIDIQUE » sur lequel est fondé le gouvernement impérial,c'est Sadowa aussi bien que Sedan ».

M. LAVISSE nous présente à son tour la constitution comme une « geole militaire où sont détenus les sentiments et les passions qui animent et divisent les ames allemandes». Essai sur l'Allemagne impériale. Avant propos, p. VII Geole militaire, nous voilà loin de la justice par le droit.

Ailleurs, p. 125, M. LAVISSE nous montre le mauvais fonctionnement, le rendement insuffisant des organes politiques en Allemagne et il nous dit que cela vient de ce que « l'empire allemand est une grande machine incoherente construite par un mécanicien qui l'a voulu rendre incapable d'un mouvement régulier». Une visite au parlement d'Allemagne en 1873. Nous voilà loin de l'ordre par le droit. M. CHERBULIEZ, dès avant 1870, en son livre si clairvoyant et si profond, l'Allemagne politique, montrait toutes les faussetes, toutes les duplicites de la Constitution de la Confederation de l'Allemagne du Nord. « Il existe, disait-il, deux sortes de confederations, les vraies et les fausses. On peut affirmer, sans trop s'avancer, que la Confédération de l'Allemagne du Nord appartient à la seconde espèce » p. 175. Et il résumait toute l'organisation politique de l'Allemagne en une série saisissante de contradictions entre le droit et le fait : « Une Conféderation où les questions decisives sont résolues par un seul, une chambre haute qui n'est pas une chambre, des ministères qui n'en sont pas, une assemblee elue par le suffrage universel qui a toutes les prérogatives d'un parlement et qui est dans l'impossibilité de s'en servir, un chancelier qui répond de la politique étrangère, des finances, de l'administration militaire, des affaires interieures du Prince et qui ne répond de rien parce qu'il répond de tout, enfin un president qui tour à tour est chef de la Confédération et roi de Prusse, sans qu'il soit possible de savoir où finit le roi de Prusse, où commence le président. Que d'anomalies, que d'absurdités! » p. 235.

M. SEIGNOBOS Voit dans la Constitution allemande une pure combinaison politique : « On faisait une part à chacune des trois forces qui s'étaient disputé la direction de l'Allemagne, le roi de Prusse, les princes souverains, le parlement élu, mais une part inegale. Le gouvernement prussien vainqueur des autres gouvernements et de l'opposition parlementaire s'attribuait le pouvoir de diriger la nouvelle Allemagne ». Histoire de l'Europe contemporaine, p. 449.

n'approuvent-ils pas, en définitive, le règne de la force sur le droit, en justifiant la suprématie de l'Empereur, pouvoir arbitraire sur les Assemblées, qui, représentant la nation et les Etats confédérés, sont les organes de la liberté et de la justice (1)? Que l'on perde cette illusion : ce n'est pas une méthode, fùt-elle la méthode juridique, qui convertira la politique à l'équité.

IV. Critique de la méthode juridique comme méthode de la science politique.

Cette méthode se présente donc à nous sans préjugés en sa faveur. Mais dissiper les illusions sur lesquelles repose son prestige auprès de beaucoup d'esprits distingués ne saurait suffire; la combattant, au moins comme méthode fondamentale de la science politique, je dois m'attaquer à ses principes mêmes. Je le ferai en essayant de montrer que son application à la science politique repose sur une double erreur, est grosse de périls, et frapperait celle-ci d'impuissance pour une partie au moins de son œuvre.

Deux erreurs sont à la base de la méthode juridique la première est la croyance au règne de la logique dans les institutions politiques.

Le fondement rationnel de la méthode est, avons-nous vu, qu'il y a des «< concepts juridiques supérieurs », types abstraits de ces institutions, limités en nombre comme « les forces de la nature », que notre esprit ne crée pas, auxquels se réfère forcément toute institution établie, et que c'est de ces concepts supérieurs que découle rationnellemenr le système des institutions adoptées par les différents peuples.

Mais que sont, tout d'abord, ces « concepts supérieurs » où s'élaborent-ils ? d'où viennent-ils? que signifie cette métaphysi

(1) Il suffit pour en trouver un exemple de se rappeler la thèse de LABAND sur le caractère du Reichstag, thèse qui consiste, en partant insidieusement d'un texte fort secondaire sur les députés au Reichstag à conclure que ce n'est pas cette assemblée, mais l'Empereur qui est le représentant de la Nation allemande, de manière que le Reichstag soit rejeté au second plan.

que? La vérité, c'est que si nous avons dans l'esprit des types généraux, des concepts supérieurs, c'est de l'étude des institutions réalisées parmi les hommes qu'ils se sont dégagés. Le parlementarisme est un de ces concepts, existait-il il y a deux siècles seulement? Ne sont-ce pas les pratiques de l'Angleterre qui l'ont peu à peu développé ? et ne voyons nous pas, par cet exemple, qu'il est hasardeux de dire qu'il ne peut y en avoir de nouveaux, que toute institution se réfère à un type préexistant, et que c'est dans ces concepts, qui sont des produits et non des origines, qu'est la clé des systèmes et des institutions politiques?

Où voit-on d'autre part la logique régner parmi celles-ci? Les faits ne prouvent-ils pas au contraire que c'est la contradiction qui les domine et non l'harmonie ?

L'Allemagne est un « Etat fédéral »; or le concept fondamental de l'Etat fédéral » c'est l'égalité des états particuliers et l'indépendance de l'organisme collectif à l'égard des organes composants, mais voici que l'Empire allemand repose tout entier dans l'hégémonie prussienne; où est le rationalisme. du système politique allemand?

Les Etats-Unis trouvent dans la « séparation des pouvoirs. une des pierres angulaires de leur constitution à tel point que l'exécutif est tellement tenu à l'écart de la fonction législative qu'il n'a même pas la préparation du budget et que les deux pouvoirs sont sans aucune prise l'un sur l'autre ; mais voici que le Sénat, organe législatif est un « conseil de gouvernement » étroitement associé à la haute administration du pays; - où est le rationalisme du système politique américain? Nous sommes une République, mais notre chef d'Etat a toutes les prérogatives d'un monarque constitutionnel; notre chef d'Etat est un pseudo-monarque, mais la seconde chambre n'est pas la seconde chambre d'une monarchie et les prérogatives de notre Président de la République sont vaines où est le rationalisme de notre parce qu'il est sans appui; système politique?

La logique des institutions politiques, quelle erreur! et d'ailleurs comment pourrait-elle exister?

Pour qu'elle existât, il faudrait que les institutions des peuples fussent le produit des volontés humaines guidées par les

« PreviousContinue »