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être mis en accusation par la Chambre des députés pour crimes commis dans l'exercice de leurs fonctions. En ce cas, ils sont jugés par le Sénat. Le Sénat peut être constitué en Cour de justice par un décret du président de la République, rendu en Conseil des ministres, pour juger toute personne prévenue d'attentat contre la sûreté de l'Etat ». Pour apprécier cette dérogation au principe, il faut, à notre avis, distinguer le jugement du président de la République et des ministres d'une part, d'autre part le jugement des autres personnes prévenues d'attentat contre la sûreté de l'Etat.

Dans le premier cas, la dérogation se justifie par la nécessité de maintenir le principe de l'unité du gouvernement, encore plus essentiel peut-être que celui de la séparation des pouvoirs. Il est indispensable que les pouvoirs soient séparés: pouvoir législatif en de certaines mains, pouvoir exécutif en d'autres, pouvoir judiciaire en d'autres. Il faut cependant que ces trois pouvoirs concourent ; il faut qu'ils régissent ensemble la société, ce qui nécessite entre eux un certain concert. Ce concert est plus nécessaire entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif qu'entre le pouvoir judiciaire et les deux autres. Le pouvoir judiciaire a un rôle très spécial, relativement restreint, quoique fort important: il est environné d'entraves et de limites très particulières; il n'est maître ni de son mouvement, ni de son repos ; il est très facile de le maintenir dans sa sphère propre, et nos lois ont pris toutes les précautions nécessaires pour cela. S'il se borne à trancher les procès autrement que les deux autres pouvoirs ne le désireraient, il n'y a pas de mal: la marche des affaires n'est pas en souffrance; la sûreté de l'Etat, l'unité du gouvernement ne sont point menacées. Non seulement cette divergence entre le pouvoir judiciaire et les deux autres n'est pas en principe un mal, elle est plutôt un bien elle atteste la liberté, l'indépendance du pouvoir judiciaire; elle est une garantie pour les citoyens. C'est précisément pour que cette liberté et cette divergence du pouvoir judiciaire put se produire qu'on a imaginé le principe de la séparation des pouvoirs. La sûreté de l'Etat et l'unité du gouvernement ne seraient menacées que si le pouvoir judiciaire, au lieu de se borner à trancher les procès dans un sens ou dans l'autre,

sortait de ses attributions, et suspendait l'exécution des lois, on tentait de s'emparer d'une partie du pouvoir législatif ou exécutif; le pouvoir judiciaire en est empêché par le Code pénal, art. 127, qui prévoit les causes de forfaiture et, parmi ces causes, celle que nous venons d'indiquer. Donc, pour maintenir l'unité du gouvernement, on n'a à prendre des mesures contre le pouvoir judiciaire que dans les cas où il sortirait de sa sphère d'action. Hors de ces cas, les divergences du pouvoir judiciaire avec les deux autres n'ont aucun inconvénient, elles sont plutôt un bien. Le concert qui lui est imposé avec les deux autres pouvoirs est bien moins intime, bien moins constant, que celui des deux autres ensemble. Pour les deux autres, en effet, il faut qu'ils soient constamment. d'accord. Le pouvoir qui fait les lois et celui qui les exécute doivent être incessamment dans une étroite harmonie. Pour assurer cette harmonie, on a pris divers moyens (1). Le chef du pouvoir exécutif participe dans une certaine mesure, par ses ministres, à la confection des lois : il n'est pas étranger à l'élaboration des lois qu'il sera chargé d'appliquer, cela déjà facilite l'harmonie. Le pouvoir législatif inspire constamment la politique générale, c'est-à-dire les actes du pouvoir exécutif, en fournissant les ministres qui, pris généralement dans le Parlement, sont la représentation du pouvoir législatif et portent dans tous les actes du gouvernement ou de l'administration l'esprit de celui-ci. Les ministres sont le trait d'union nécessaire et permanent entre le pouvoir législatif d'où ils sortent, et le pouvoir exécutif qui les a choisis dans une certaine mesure, et qui ne peut rien faire sans eux. Par les ministres, le pouvoir législatif a toujours une main dans les actes de l'exécutif. Non seulement les ministres sortent du Parlement, mais ils sont à tout moment responsables de leurs actes devant lui ils sont donc obligés de s'inspirer des tendances du Parlement dans la direction du pouvoir exécutif. Ces précautions suffisent ordinairement pour assurer le concert des

(1) Nous empruntons ici quelques traits particuliers à notre constitution, au régime parlementaire en général; mais la nécessité d'assurer l'unité du gouvernement s'impose sous toute espèce de régime et conduit dans certains cas exceptionnels à remplacer le pouvoir judiciaire, soit par le législatif, soit par

l'exécutif.

REVUE DU DROIT PUBLIC. T. XIV

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deux pouvoirs. Cependant il peut se présenter des cas extrêmes; qu'un ministère vienne à entrer en lutte ouverte avec le Parlement, prétende se maintenir par la force, viole la constitution les moyens purement politiques ne suffiront plus alors, il faudra recourir aux moyens de justice. Qui exercera la juridiction dans ce cas? Il s'agit d'un débat entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif : c'est le premier qui accuse, le second qui est accusé; celui-ci est accusé d'avoir violé les droits de celui-là. Le pouvoir judiciaire, s'il était appelé à trancher ce litige, serait, en la circonstance, c'est la seule,

supérieur à la fois au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif; et cette supériorité détruirait tout concert entre les pouvoirs publics: il suffirait qu'il donnât raison à l'exécutif et tort au législatif, pour que l'on fût acculé à un conflit insoluble. L'unité de gouvernement veut donc qu'alors, et par dérogation aux principes ordinaires, la juridiction appartienne au Parlement lui-même (1).

Le Sénat peut encore être constitué en cour de justice pour juger, non plus le Président de la République ou les ministres, mais n'importe qui, prévenu d'attentat contre la sûreté de l'État. Cette seconde dérogation aux principes nous paraît beaucoup moins justifiée que la précédente. La précédente repose sur une nécessité constitutionnelle inéluctable; celle-ci sur une prétendue nécessité de salut public. On craint qu'il y ait des coupables trop puissants, pour que l'action de la justice ordinaire soit efficace ou suffisante. On craint que les tribunaux soient trop indépendants, ou trop lents à discerner les périls politiques du régime et cependant les membres en sont nommés par le président de la République. On craint surtout qu'institués pour condamner par des raisons de droit, ils se refusent à condamner pour des raisons purement politiques. Ces considérations militent contre l'exception dont il s'agit, bien plus qu'elles ne la justifient. Un système de tribunaux bien conçu devrait suffire à juger tous les citoyens autres que les ministres en fonctions (ou le président de la

(1) Cette conclusion s'imposerait encore avec plus de force, si, au lieu de raisonner sur une constitution comme la nôtre à pouvoir exécutif très faible et très dépendant, nous raisonnions sur une constitution monarchique ou sur une constitution républicaine analogue à celle des Etats-Unis de l'Amérique du Nord.

République) (1). En dehors des ministres, il n'est qu'une catégorie de coupables qu'il puisse être légitime de déférer au Sénat constitué en Haute Cour de justice: ce sont les membres des tribunaux eux-mêmes, au cas unique et qui paraîtra invraisemblable, mais il faut tout prévoir, leur forfaiture concertée et dirigée contre les autres pouvoirs publics. L'article 127 du Code pénal prévoit et punit les actes par lesquels les juges, sciemment, se révolteraient contre la loi ou empiéteraient, soit sur l'autorité législative, soit sur l'autorité administrative. Si de pareils actes émanent d'un tribunal ou d'un juge isolé, le corps judiciaire lui-même appliquera cet article aux coupables; mais si l'on était en présence d'une révolte ou d'empiétement du corps judiciaire tout entier, il faudrait que les autres pouvoirs se défendissent eux-mêmes, et que le Sénat, investi pour cette fois du droit de juger, rappelât le pouvoir judiciaire à l'ordre. Ce serait une dérogation tout à fait analogue à celle que nous avons signalée pour les ministres, et fondée sur la même raison (2).

(1) Encore en ce qui concerne les ministres en fonctions, ne dessaisirions-nous les tribunaux que des accusations émanées du Parlement, qui ont pour objet de faire respecter ses droits ou les droits de la nation, Les actions en responsabilité, soit civile, soit pénale, formées par les particuliers contre les ministres ne sont possibles que si les tribunaux ont le droit d'en connaître. Dessaisir les tribunaux ici serait proclamer l'irresponsabilité des ministres envers les administrés, chose monstrueuse à notre avis.

(2) Cette précaution prise, on pourrait rétablir les tribunaux dans l'indépendance et la grande situation de nos anciens Parlements, sans craindre qu'il en résulte aucun danger pour l'unité du gouvernement et le concert indispensable entre les pouvoirs publics. Les embarras que nos anciens Parlements ont causé à la monarchie ne venaient pas de ce qu'ils étaient trop puissants pour l'exercice de leur fonction propre, mais de ce qu'ils en sortaient constamment pour usurper ou entraver la puissance législative et exécutive, laquelle, de son côté, empiétait tant qu'elle pouvait sur la fonction de juger. L'enseignement à tirer de là, c'était d'enfermer les différents pouvoirs dans leur domaine respectif, non pas de tenir l'ordre judiciaire en défiance et de le subordonner le plus possible au pou voir exécutif. L'histoire mal comprise de nos anciens Parlements a donné naissance à une série de préjugés fort puissants chez nous par exemple, que la liberté légitime de l'administration et le respect intégral de son domaine sont incompatibles avec le contrôle des tribunaux indépendants ; que c'est une prérogative essentielle du chef de l'Etat de composer les tribunaux avec une liberté presque absolue, droit qui n'appartenait même pas à nos anciens rois dans les derniers siècles; que c'est au chef de l'Etat à disposer de l'avancement des juges; qu'il est naturel de multiplier les occasions d'avancement, c'est-à-dire les moyens d'agir sur l'esprit des juges, et d'épurer la magistrature, quand les pouvoirs politiques ayant été brusquement changés, l'esprit de la magistrature n'est

2o Quelles raisons y a-t il de séparer la fonction de juger de la fonction d'administrer?

Les administrateurs, nous parlons surtout des autorités administratives, ministres, préfets, maires, sont nécessairement mêlés aux luttes de leur époque : les uns sont des personnages politiques, les autres subissent l'influence de la politique. Si nous osions, nous dirions même qu'il faut qu'il en soit ainsi; mais il y a une mesure à observer qui est très délicate. Une administration de combat est une mauvaise administration; une administration qui serait étrangère aux aspirations de son temps ne serait plus une administration. Les administrateurs sont donc, bon gré mal gré, sous l'empire d'autres considérations que celles du droit pur. — Il faut, au contraire, que la fonction de juger s'exerce au fond des palais de justice, loin des passions, des querelles de parti, des soucis de la politique au jour le jour, avec l'unique et sereine préoccupation du droit. Quand un gouvernement comme le Directoire, je ne parle pas de la Convention,— s'arroge le droit, qui n'appartient qu'aux juges, de prononcer des peines, ou couvre ses fonctionnaires contre toute responsabilité en paralysant la justice civile et pénale, il n'y a plus de sécurité pour la liberté et les droits des citoyens.

Si nous supposons particulièrement qu'il s'agisse de connaître des violations de droit commises par l'administration, l'administration est dans une sorte d'impossibilité d'en connaître d'une façon impartiale: elle serait en réalité juge et partie. Déférez à un ministre ses propres violations du droit, le droit n'aura guère de garanties; déférez-lui les violations de droit commises par son subordonné, ce sera encore un peu la même chose si la violation de droit n'a pas été commise pour le plaisir, mais par une nécessité plus ou moins bien comprise d'administration, il est à craindre que le ministre, administrateur avant tout, ne soit placé au même point

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plus suffisamment conforme au leur. Il est commode pour un gouvernement d'avoir des tribunaux à son image; mais qu'y gagnent la justice, la liberté, les garanties du droit, qu'on se propose d'assurer par la séparation des pouvoirs ? Pour mettre une liberté comme la liberté de la presse hors des atteintes du gouvernement, on ne la laisse plus sous la sauvegarde des tribunaux, on la place sous la sauvegarde du jury.

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