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idées et dans les actes peut, en l'espace de vingt ou trente ans, modifier sensiblement l'esprit général du corps judiciaire. Avec le droit de disposer de l'avancement, cela ira même beaucoup plus vite. L'avancement est bien plus commode que la révocation: la révocation est une mesure brutale, l'avancement est discret, on s'y laisse prendre d'une façon insensible, on ne s'aperçoit pas qu'on y cède, et le public n'y voit rien.

Nous nous demandons si, dans un temps où l'opinion publique est une puissance, la suppression de l'avancement ne serait pas plus efficace que l'inamovibilité pour assurer l'indépendance des juges.

Nous comprenons à merveille qu'à une époque où l'on cherchait sincèrement, à droite comme à gauche, à assurer l'indépendance de la magistrature à l'égard du gouvernement, en 1871, on ait proposé divers systèmes pour enlever au pouvoir exécutif la nomination et l'avancement tout au moins pour limiter sa liberté de nommer et de faire avancer (1).

M. Jacquelin reconnaît lui-même, à une autre occasion, que le mode de recrutement est un élément décisif pour ap

(1) Nomination par le corps judiciaire immédiatement supérieur à celui qu'il s'agit de composer ou compléter, entre trois candidats présentés par un collège électoral très spécial (projet déposé par E. Arago, le 27 août 1871, élaboré par une commission extra parlementaire dans laquelle figuraient Faustin-Hélie et Valette); nomination au concours (projet Bérenger, déposé le 24 juin 1871, Journ. Off., 15, 16, 47 juillet 1871); nomination par le chef de l'Etat, mais sur des listes de présentation de trois candidats dressées par le corps judiciaire (projet élaboré par une commission de l'Assemblée nationale et accepté par Dufaure, ministre de la justice). Malheureusement, après avoir discuté ces projets les 8 et 9 février 1872 en première lecture, les 20, 21, 22, 23 février en seconde lecture, et avoir voté le principe du projet de la commission, l'Assemblée fut entraînée par d'autres travaux et ne revint jamais à ce sujet. D'autres propositions analogues ont été faites en 1877 par J. Favre (Journ. Off., 7 mai 1877), en 1881 par Tenaille-Saligny et par Jules Simon (V. rapport Bérenger au nom de la commission du Sénat, Journ. Off., 10 mars 1881, doc. p. 209). Contre l'avancement, v. le duc de Broglie, Vues sur le gouvernement de la France, ch. 3, §2; M. Goblet, dans les discussions de 1872 à l'Assemblée nationale; J. Favre, dans son projet de 1877. La loi du 30 août 1883 a réduit l'avancement en n'admettant plus qu'une classe de cours d'appel au lieu de trois, et que trois classes de tribunaux de première instance au lieu de six. Napoléon Ier s'était réservé le droit de renouveler tous les trois ans les présidents des cours et tribunaux (loi 27 ventôse an VIII, art. 14 et 25); la première nomination ne devait même être faite que pour un an; le sénatusconsulte du 28 floréal an XII, organique de l'Empire, art. 135, décida que les présisidents de la Cour de cassation et des Cours d'appel seraient désormais nommés à vie.

précier l'esprit d'un tribunal (1): il nous présente le Conseil d'État comme devant avoir l'esprit du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif, suivant qu'il sera composé de membres nommés par le pouvoir législatif ou le pouvoir exécutif (2).

Ce que M. Jacquelin dit de la nomination des conseillers d'Etat, nous le disons, et, sous peine d'inconséquence, il doit le dire lui-même, de la nomination des magistrats judiciaires. Sans doute, le mode de recrutement n'est pas la seule circonstance qui influe sur l'esprit d'un corps constitué, mais c'est une circonstance très importante.

Nous nous croyons donc fondé à dire que, la nomination et l'avancement appartenant à peu près sans conditions au pouvoir exécutif, notre ordre judiciaire actuel ne réalise qu'un type de séparation approchée. On peut s'en contenter, mais à quoi bon s'y tromper? Il est essentiel de ne s'y pas tromper, si l'on veut apprécier exactement le degré de séparation ou de confusion qui existe entre nos tribunaux administratifs et l'administration. On juge des tribunaux administratifs par comparaison avec les tribunaux judiciaires toute erreur qui

(1) P. 68. Il se demande si le tribunal des conflits doit être « considéré comme un tribunal mixte », ou « comme une juridiction administrative ». C'est, dit-il, une juridiction administrative. D'abord, en raison de ce que le ministre de la justice y siège et peut être appelé à départager les représentants de l'ordre judiciaire et de la juridiction administrative. « Mais il y a une autre considération bien plus décisive, qui commande cette manière de voir. C'est que le régime qui nous régit actuellement n'est plus ce qu'il était d'après la loi du 24 mai 1872. L'art. 25 de la loi du 24 mai 1872 est bien encore en vigueur en ce sens que le tribunal des conflits continue à se composer des divers éléments qu'il indique ; néanmoins l'ensemble de la construction a été détruit, car l'art. 3 de la loi du 24 mai 1872 qui faisait nommer les conseillers d'Etat par le pouvoir législatif a été abrogé par l'art. 4 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 qui a rendu leur nomination au chef du pouvoir exécutif : de la sorte aujourd'hui l'élément administratif, représenté par les conseillers d'Etat et par le ministre, se trouve dominant au sein du tribunal des conflits, et il a plus de chances de l'emporter sur l'élément judiciaire.

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(2) Ajoutons la façon dont M. Jacquelin caractérise le tribunal des conflits entre 1872 et 1875. « Ce tribunal comprend des éléments divers: des conseillers à la Cour de cassation et, en nombre égal, des conseillers d'Etat élus par l'Assemblée législative (élus par leurs collègues, mais à ce moment tous les conseillers d'Etat sont nommés par l'Assemblée légistative), enfin le ministre de la justice qui préside et a voix prépondérante en cas de partage d'opinions : dans ce tribunal, semble-t-il au premier abord, les trois pouvoirs se trouvent représentés dans une certaine mesure » (p. 66).

accroît le contraste entre les uns et les autres intéresse le jugement qu'on portera sur les tribunaux administratifs, alors même qu'elle ne paraît concerner que les tribunaux judiciaires.

M. Jacquelin examine longuement dans sa seconde partie, (p. 170), la question de savoir jusqu'à quel point les tribunaux administratifs sont confondus avec l'administration ou séparés d'elle. A notre avis, il exagère la confusion des tribunaux administratifs avec l'administration, leur dépendance à l'égard du pouvoir exécutif. Ici, comme précédemment, son ouvrage nous paraît donner une impression excessive et qui ne correspond pas exactement à la réalité des faits.

M. Jacquelin commence par discuter les conditions d'une organisation rationnelle des tribunaux administratifs (p. 171).

Si l'on admet une juridiction administrative distincte de l'ordre judiciaire, il faut, dit-il, l'organiser de façon à la rendre indépendante de l'administration aussi bien que des particuliers.

Cet idéal de M. Jacquelin est aussi le nôtre. En réalité, nous sommes d'accord avec lui sur la façon dont le contentieux administratif devrait être organisé ; ce sur quoi nous différons, c'est sur la manière d'apprécier le contentieux administratif tel qu'il est organisé.

« A l'aide de quel moyen pratique assurer cette indépendance de la juridiction administrative? Un seul moyen apparaît possible conférer à cette juridiction une organisation toute judiciaire en décidant notamment l'inamovibilité des juges administratifs (p. 171). » Nous sommes partisan de l'inamovibilité des juges administratifs, comme M. Jacquelin ; mais sans aller jusqu'à croire qu'à défaut de l'inamovibilité l'indépendance soit impossible, ni qu'avec la seule inamovibilité l'indépendance soit toujours suffisante.

Des juges administratifs inamovibles, continue M. Jacquelin, ne pourront être que des juges car on ne conçoit pas des administrateurs inamovibles, ni même des conseils administratifs inamovibles. Nous sommes aussi opposé que M. Jacquelin à ce que les autorités administratives soient chargées de juger. Sans y attacher autant d'importance que lui, nous regarderions comme préférable que les tri

bunaux administratifs ne fissent pas fonction de conseil administratif; mais nous ne voyons pas bien les raisons qui s'opposeraient à ce que des conseils administratifs, des corps de simples « donneurs d'avis », fussent inamovibles. Nos conseillers d'Etat le sont en fait, sinon en droit. En Espagne les membres du tribunal supérieur du contentieux administratif sont inamovibles et font cependant partie du Conseil d'Etat, corps administratif délibérant c'est M. Jacquelin qui nous le fait remarquer (p. 172), M. Jacquelin nous dit: Les administrateurs délibérants ne sont que des donneurs d'avis ; il faut donc que le pouvoir qui les consulte soit toujours à mème de les congédier et de les remplacer s'il vient à s'apercevoir que les conseils qu'il a suivis ont produit de mauvais résultats » (p. 225). Nous inclinerions à croire, au contraire, que des conseils émanés de gens indépendants auraient plus de valeur ; et nous craignons que le pouvoir, s'il use de la faculté de remplacer ses conseillers, en use, non pour avoir de meilleurs avis, mais des avis plus conformes à ses désirs.

Pendant que nous en sommes à discuter l'organisation rationnelle de la juridiction administrative, signalons un point sur lequel nous ne partageons pas complètement les idées de M. Jacquelin. Il reproche aux tribunaux administratifs d'avoir l'esprit trop administratif (p. 240) et il ajoute : « Cela tient à ce double motif qu'en pratique les membres de ces juridictions ou bien sont recrutés dans l'administration active, ou bien aspirent à y entrer et y entrent en effet, de façon que l'administration active est comme la pépinière et comme le déversoir de ces juridictions ». Nous regarderions, au contraire, comme une qualité pour les tribunaux administratifs d'être, en partie, sinon en totalité, composés d'anciens administrateurs empruntés soit à l'administration délibérante, soit même à l'administration active nous y verrions la garantie d'une compétence spéciale; nous compterions sur la nouvelle fonction exercée, sur le modelé intérieur que toute fonction donne à celui qui l'exerce, pour maintenir leur esprit administratif dans des limites raisonnables, pour les empêcher de sacrifier le droit aux nécessités administratives. En revanche, nous serions opposé, comme M. Jacquelin, à ce que les membres des tribu

naux administratifs pussent rentrer dans l'administration; nous y serions opposé, comme nous sommes opposé au droit du pouvoir exécutif de disposer de l'avancement dans les tribunaux judiciaires, et pour les mêmes raisons: le pouvoir aurait là un moyen trop tentant, trop commode, trop direct, d'agir sur les membres des tribunaux administratifs.

Descendons maintenant du point de vue rationnel au point de vue positif, et demandons-nous, avec M. Jacquelin, dans quelle mesure nos tribunaux administratifs actuels sont confondus avec l'administration ou indépendants de l'administration.

«Notre législation actuelle peut être résumée à l'aide de cette formule à double face : d'une part, en règle générale, la séparation des fonctions est écartée, et l'on rencontre au contraire la confusion soit entre l'administration active et juridictionnelle, soit entre cette dernière et l'administration délibérante; d'autre part, dans un cas particulier et par exception, il y a séparation complète de la fonction juridictionnelle d'avec les deux autres » (p. 181).

Prenons d'abord ce dernier cas. « Cette séparation n'existe encore qu'à titre exceptionnel à l'égard d'un seul tribunal administratif, la Cour des comptes » (p. 210).

A notre avis, la séparation de fonctions dont parle M. Jacquelin n'existe pas du tout dans la Cour des comptes. La Cour des comptes a cela de particulier que son organisation est analogue à celle des cours judiciaires: elle est divisée en trois chambres avec présidents et premier président; elle a un parquet composé d'un procureur général, d'un avocat général et d'un substitut; ses membres, les conseillers-maitres et les conseillers référendaires, sont inamovibles, ni plus ni moins que les magistrats de l'ordre judiciaire, et à la différence de tous autres tribunaux administratifs; enfin elle porte le titre de Cour, réservé ordinairement aux autorités qui font fonction de juger. On est dès lors tenté de penser que la Cour des comptes a pour fonction unique, exclusive, de juger. Cependant il n'en est rien. M. Jacquelin lui-même est obligé de le reconnaître dans une certaine mesure, et nous croyons qu'il y a lieu de le recon

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