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Toutes les lois, les ordonnances et les décrets de l'empereur, concernant les affaires de l'Etat, exigent le contreseing d'un ministre. »

M. Nosawa Takématsou, dans son Etude sur la Constitution du Japon (en français), donne une tout autre version. Il traduit ainsi, en effet, le premier paragraphe de l'article 55 : Chaque ministre des affaires de l'Etat assiste l'Empereur, des actes duquel il est responsable. »

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C'est cette traduction de l'article 55 qui a trompé tous ceux qui se sont bornés à lire la Constitution japonaise sans rechercher plus avant quelles avaient pu être les intentions de ses rédacteurs. Pour qui lit rapidement ce texte, en effet, la première idée qui se présente à l'esprit évidemment c'est que les ministres, responsables des actes de l'empereur, en sont responsables envers les Chambres. Mais à consulter les travaux préparatoires de la Constitution, on s'aperçoit vite qu'il n'en est rien, et M. Nosawa Takématsou est le premier à s'élever vivement contre cette idée. « Il ne s'agit ici, dit-il, que d'une responsabilité des ministres envers l'empereur et non pas visà-vis des Chambres. Cette manière de voir résulte de l'interprétation donnée par le marquis Ito qui a joué le principal rôle dans la rédaction de la Constitution, elle est également conforme à la pratique parlementaire » (1).

Mais il faut reconnaître que M. Nosawa Takématsou a donné une expression bien malheureuse à sa pensée. Fort heureusement nous avons sur ce point le témoignage le plus précieux qui soit, celui du marquis Ito qui, comme président du Conseil privé, dirigea les travaux du Comité chargé de l'élaboration de la Constitution. Si nous cherchons dans ses Commentaires ce qu'il dit de l'article 55, nous trouvons qu'il le traduit d'une façon bien différente de M. Nosawa Takématsou :

<< The respective ministers of state shall give their advice to the emperor, and be responsible for it ».

J'emprunte, d'ailleurs, aux Commentaires l'important passage suivant qui ne saurait laisser subsister aucun doute làdessus: «En comparant les usages en cours dans les divers pays, on se rend bien compte qu'il n'y a pas de question constitution

(1), NOSAWA TAKÉMATSOU, Op. cit., p. 176.

nelle qui soit encore aussi loin d'une solution que celle de la responsabilité des ministres d'Etat. Soit qu'on considère la matière au point de vue théorique, soit qu'on la considère au point de vue pratique, il est certain que la Constitution charge les ministres de l'importante fonction de donner leur avis à l'empereur, et qu'ils possèdent ainsi de grands pouvoirs administratifs. Leur devoir envers le souverain ne leur commande pas seulement d'encourager ce qui est bien et de proposer ce qui est désirable, mais aussi de se détourner de ce qui est mal et de l'aider à agir correctement. C'est pourquoi les ministres sont responsables. S'ils ne l'étaient pas, le pouvoir exécutif aurait la faculté d'enfreindre les limites de la loi qui deviendrait ainsi une simple réunion de prescriptions purement nominales. La responsabilité des ministres est un pilier supportant la Constitution et la loi. Mais cette responsabilité n'est nullement criminelle et ne se rapporte qu'aux affaires d'Etat. Lorsqu'un ministre commet une faute dans l'exercice de ses fonctions, le pouvoir de décider sur sa responsabilité appartient au souverain de l'Etat; le souverain seul peut renvoyer un ministre qu'il avait nommé. Qui, en effet, en dehors du souverain qui le nomme, pourrait destituer ou punir un ministre ?

<< La nomination et la destitution des ministres ayant été placées par la Constitution dans le pouvoir souverain de l'Empereur, il est tout naturel que la faculté de décider de leur responsabilité n'ait pas été accordée à la Diète. Mais la Diète peut poser des questions aux ministres, et elle peut aussi présenter des adresses au souverain exposant ses opinions. D’ailleurs, bien que l'empereur se réserve dans la Constitution le droit de nommer ses ministres à son gré, il doit cependant, en faisant son choix, prendre en considération les vœux de la nation. Ceci peut être regardé comme une méthode indirecte de contrôler la responsabilité des ministres.

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Ainsi dans la Constitution on arrive aux conclusions suivantes: 1o Les ministres d'Etat ont pour fonction propre de donner des avis à l'empereur; - 2o Ils sont directement responsables envers l'empereur et indirectement envers le peuple; -3° C'est l'empereur et non le peuple qui peut décider de la responsabilité des ministres, parce que l'empereur possède les

droits de la souveraineté de l'Etat ; 4o La responsabilité des ministres est politique; elle ne doit pas se confondre avec la responsabilité civile ou criminelle, et ces deux genres de responsabilité ne peuvent entrer en conflit. En dehors de tous les cas criminels ou civils qui doivent être portés devant les tribunaux ordinaires, et des difficultés en matière administrative qui sont réservées aux tribunaux administratifs, les cas de responsabilité politique sont discutés par le souverain comme mesures disciplinaires » (1).

Ici donc, on le voit, les ministres ne sont nullement responsables envers les Chambres et ils n'ont aucune obligation stricte de se mettre d'accord avec elles. Tant qu'ils ont la confiance de l'empereur, ils peuvent rester en place, quelle que soit la situation du cabinet vis-à-vis de la Diète impériale.

J'ai tenu à m'arrêter un peu sur ce point parce que, je le répète, l'opinion contraire est communément répandue en Europe, et aussi parce que c'est autour de cette idée que gravite à l'heure actuelle tout l'intérêt de la politique du Japon. Huit ans de pratique parlementaire ont largement suffi, en effet, pour montrer qu'il était impossible de concilier, dans un pays comme le Japon, les droits absolus de la couronne et les aspirations de jour en jour plus grandes de la nation vers un régime qui assure un contrôle sérieux du Parlement. Il reste à savoir seulement si cette transformation se fera d'ellemême, sans secousses, et si la Constitution sera suffisamment élastique pour cela, ou s'il faudra, au contraire, en arriver à une révision constitutionnelle que l'empereur seul pourrait accorder.

(1) Iro, loc. cit., p. 92 et seq.

L. MULLER.

CHRONIQUE INTERNATIONALE

(1898-1899)

L'IMPERIALISME ET L'AMÉRICANISME AUX ÉTATS-UNIS

SOMMAIRE: 1.

Imperialism versus Americanism »>.

nexion des Philippines.

6. Les litiges canadiens.

4. Le protectorat des Samoa.

2. La question cubaine. 3. L'an5. Le canal interocéanique. 7. Les Etats-Unis à la Conférence de La Haye.

1. « IMPERIALISM versus AMERICANISM » (1) .—Peu de temps après la guerre hispano-américaine, le grand journal satirique américain Judge publiait un dessin railleur, où les Etats-Unis prenaient des limites nouvelles, d'une géographie fantastique: au nord l'aurore boréale, au midi la Terre de feu, à l'ouest la vallée du jugement universel (2). Par une ultime moquerie, comme à l'Orient l'Europe, terre déchue, ne compte plus, l'Est ne figurait pas sur cette carte, dont l'audace allait jusqu'à supprimer avec elle un des quatre points cardinaux. Depuis leur guerre avec l'Espagne, où leurs journaux déclaraient Napoléon trop petit (3) pour entrer dans l'armée fédé. rale, les Etats-Unis, grisés par la lutte, puis par la victoire, sont devenus impérialistes. Etre impérialiste, cette formule n'a même pris qu'avec eux tout son sens. L'Angleterre limitée de tous côtés par la mer, ne peut être annexioniste sans une extension extra-continentale, de sorte qu'avec elle on ne distingue pas bien la différence qui sépare l'annexionisme de l'impérialisme. Aux Etats-Unis, au contraire, la possibilité d'une extension continentale en dessine, par opposition, les moindres nuances. Etre impérialistes, ce n'est pas seulement vouloir des conquêtes et convoiter des territoires les Etats-Unis ne l'étaient pas, quand, à prix d'argent ou par les armes, ils acquéraient successivement la Floride, la Louisiane, le Texas, l'Alaska, l'Orégon. Etre impérialistes, ce n'est pas non plus vouloir des colonies: la France et l'Allemagne sont coloniales, non impérialistes. Pratiquer l'impérialisme, c'est désirer les clés du monde, non les clés mili. taires comme sous l'impérialisme romain, mais les grandes clés économiques et commerciales. C'est chercher, non pas un arrondissement territorial,

(1) Sources: UGO OJETTI. L'America vittoriosa Milano 1899. ANDREW CARNEGIE. Americanism versus imperialism, dans North american review, 1899, I, p. 1-14 et p. 362373; G. S. CLARKE, Imperial responsibilities anational gain, dans North amer, rev., ibid., p. 123-142. The imperial policy, dans the Nation, 26 mai 1893, p. 396, no 1717 J. W. BURGESS, Government of distant territory, dans Political Science quarterly, XIV, p. 1-18 et E. FREUND. The control of dependencies through protectorates, ibid., p. 19-38.

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mais la conquête et l'occupation des grands carrefours où passe le commerce de l'univers; c'est vouloir, non pas de grandes colonies, mais des colonies habilement disposées pour jeter autour du globe un filet serré, continu, de stations, de dépôts de charbon et de câbles.

Ainsi compris, l'impérialisme exerce actuellement sur la politique des Etats-Unis une attraction profonde. Longtemps enfermés en Amérique, ils sont impatients de faire leurs preuves à côté des grands Etats, soit en Océanie, soit en Asie, soit peut-être même en Europe, dans la question d'Orient. Ancienne colonie, ils ont hâte de jouir de leur indépendance sous sa forme la plus complète, eu devenant, sur tout le globe, métropole à leur tour, par le même sentiment que l'esclave antique qui, pour se sentir pleinement affranchi, voulait avoir lui aussi des esclaves. Sans histoire dans le passé, ces parvenus de la politique sont fiers de recueillir la tradition romaine dans un monde vingt fois grand comme le monde romain. Les toutes neuves démocraties ont un goût malheureux pour le clinquant de l'histoire: la gloriole leur plaît plus encore que la gloire. S'il fallait comparer l'impérialisme anglais et le néo-impérialisme américain, nous dirions volontiers que l'impérialisme anglais, conçu dans la détresse industrielle, est avant tout né de la nécessité (1), tandis que le néo-impérialisme américain, conçu dans l'orgueil de la victoire, est plutôt né du luxe et de la vanitė. La forte charpente économique de l'impérialisme anglais lui fait défaut. Tandis que l'Angleterre, toute en industrie, est obligée d'écouler sa surproduction au dehors pour recevoir en échange les denrées qui lui manquent, les Etats Unis font dans leurs propres frontières l'échange des produits agricoles de l'Ouest avec les richesses industrielles de l'Est. Aussi les avantages de l'expansion, qui profitent à toutes les industries en Angleterre, se limitent à quelques intérêts aux Etats-Unis. Seules, deux raisons économiques appuient l'impérialisme aux Etats-Unis: 10 la raison du sucre ; 20 celle de la marine marchande.

Bien que la raison du sucre soit trop souvent négligée, c'est une de celles qu'il faut, avec Ch. A. Crampton, mettre en première ligne (2). Les EtatsUnis sont, à l'exception de la Grande-Bretagne, les plus grands consommateurs de sucre du monde entier. Tandis que la production totale du monde est de 7 millions de tonnes, ils en absorbent annuellement 2 millions, d'où l'envoi de 80 millions de dollars à l'étranger. En vain le gouver nement des Etats-Unis s'est-il efforcé d'encourager la culture de la canne à sucre aux Etats-Unis. Les résultats qui ont été obtenus, tant en Louisiane qu'en Californie, sont, quoique appréciables, encore insuffisants. Les EtatsUnis restent toujours tributaires d'Hawaï, de Cuba et surtout de l'Europe. L'annexion des centres tropicaux, dont la production en 1897-98 n'est que de deux millions 1/3 sur sept 1/3, satisferait au contraire à la consommation américaine. Mais cette raison du sucre est faible, car l'union écono'mique, sans même annexion, y peut suffire; elle a diminué d'importance

(1) V. cette Revue, XI, (1899), p. 277 et s.

(2) C. A. CRAMPTON, The opportunity of the Sugar Cane industry, North Amer. rev. 1899, mars, p. 276-285. Cpr. J. F. CROWELL. The Sugar situation in Europe, XIV, no 1 mars 1899, p. 86-101 et surtout p. 90.

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