Page images
PDF
EPUB

depuis l'incorporation des Hawaï, en 1898. Enfin, en exigeant Cuba, mais Cuba seule ou presque seule, elle mène les Etats-Unis à la conquête, sans les pousser à l'impérialisme qu'il ne faut pas confondre avec elle: comme l'a très bien remarqué le professeur Burgess (1), à Cuba, terre d'Amérique, ce n'est pas l'impérialisme, c'est l'américanisme qui fonctionne.

Presque aussi faible que l'argument du sucre est la raison de la marine marchande. Pendant longtemps, les Etats-Unis firent de la construction des navires une industrie rivale de celle de l'Angleterre. En 1692,Josiah Childe, (Discourse of Trade) (2) dénonçait le péril à la métropole : « De toutes les colonies de S. M., il n'y en a pas de si aptes à la construction des navires que la Nouvelle-Angleterre, ni de relativement si qualifiée pour la formation des marins,... et, dans ma pauvre opinion, il n'y a rien de plus dangereux pour une mère patrie que l'accroissement de la navigation dans ses colonies, plantations ou provinces. En 1724, les maîtres cons. tructeurs de la Tamise se plaignaient au Board of Trade de la concurrence américaine. Après la déclaration d'indépendance de 1776, le développement de la marine marchande s'accroît encore. Pour l'augmenter, en 1789, un acte du Congrès dispose qu'aucun vaisseau, s'il n'est construit en Amérique, ne peut être immatriculé aux Etats-Unis, ni porter le pavillon amé. ricain. En 1794, un acte du Congrès impose une taxe de 10 p. cent aux marchandises importées sur des navires étrangers. En 1850, la marine marchande anglaise l'emporte seulement d'environ 800.000 tonnes sur la marine américaine. En 1861, elle ne l'emporte plus que de 400.000 tonnes, et les Etats-Unis pouvaient espérer dépasser l'Angleterre quand, à partir de cette date, leur marine commence à décliner pour deux causes : d'abord la ruine du commerce par les croiseurs, entre autres l'Alabama, pendant la guerre de Sécession, ensuite la substitution du fer au bois dans la construction des navires. N'ayant pas de fer, manquant surtout d'ouvriers habiles à le façonner, ils sont devancés rapidement par l'Angleterre et même par d'autres nations: l'Allemagne, la France. Du deuxième rang, les Etats-Unis tombent au sixième. Ne pouvant immatriculer d'autres navi. res que ceux construits en Amérique, les armateurs ne peuvent acheter de navires étrangers. La construction d'un navire coûtant en Amérique 50 p. cent de plus qu'en Angleterre, il leur est très difficile d'en construire. Dans ces conditions, la plus grande partie du commerce américain se fait sous pavillon étranger. En 1897, sur un mouvement total de £ 343.000.000, la marine américaine ne prenait que £ 37.800.000. Il faut, disent les Améri cains que cette situation change. Il est nécessaire que leur marine se développe. Pour qu'elle se développe, il faut que les Etats-Unis soient impérialistes. « Nous avons, dit le sénateur Elkins, plusieurs raisons de garder les Philippines... Il nous les faut pour l'accroissement de notre marché. Il nous les faut pour l'accroissement de notre marine marchande ». L'impérialisme pousse au développement de la marine, il faut donc être impéria

(1) Government of distant territory, dans Political science quarterly, mars 1899, P.12.

(2) The commercial sovereignty of the seas, dans Fortnightly review, 1899, p. 286 et suiv.

listes pour la développer, tel est le raisonnement. Mais n'y a t il, sans devenir impérialistes, d'autres moyens, pour les Etats-Unis, de relever leur marine. Ne suffit-il pas de rapporter l'acte de 1789, fait pour l'âge du bois, inapplicable à l'âge du fer? Ne peut-on, comme le proposait le bill Elkins, au dernier Congrès, frapper d'une taxe supplémentaire de 10 0/0 toutes les marchandises importées sur d'autres vaisseaux, que des navires américains. L'impérialisme peut démontrer l'urgence d'une réforme des lois sur la navigation. Mais cette réforme suffit, sans aller plus loin, pour aider au relèvement de la marine.

Sur le terrain économique, quelques trusts peuvent espérer de l'impé rialisme des avantages. Mais la masse ouvrière redoute l'effet d'annexions qui permettraient à la main-d'œuvre exotique d'inonder, sans digue possible, le territoire américain par la concurrence à bas prix des hommes du Pacifique (1). Les démocrates redoutent que l'impérialisme n'exige de nouvelles dépenses militaires. Dans une curieuse œuvre de propagande, A Catechisms of the Philippines (2), où sont exposées par demandes et réponses les inconvénients des annexions lointaines, les anti-impérialistes expliquent, de façon saisissante, que les expéditions coloniales coûteront beaucoup pour rapporter très peu. « Il y a deux types d'impérialismes (3) et par conséquent deux manières bien différentes de se dire impérialistes. Il y en a beaucoup, qui ont inconsciemment devant eux l'dée romaine. Non pas qu'ils veuillent établir un despotisme militaire sous l'autorité d'un homme, mais ils veulent prendre des possessions lointaines pour le compte des Etats-Unis, sans chercher ce qu'elles doivent donner en retour... True American imperialism consists in the empire of trade, coupled with fair dearling, justice and freedom, not in the empire of conquest» (4).

Engagée sur le terrain économique, la lutte de l'impérialisme, qui pousse les Etats-Unis hors de l'Amérique, et de l'américanisme, qui les y retient, se poursuit avec ardeur sur le terrain du droit constitutionnel. Les Etats-Unis peuvent-ils acquérir des colonies, c'est-à-dire des territoires qui, soit au point de vue géographique, soit au point de vue ethnique, ne peuvent être ni regardés comme une portion naturelle des Etats-Unis, ni traités comme tels? Est-il possible que le gouvernement des Etats-Unis puisse s'étendre sans être accompagné par la constitution américaine? A supposer que les Etats-Unis peuvent sortir d'Amérique, est-il concevable que leur pouvoir s'exerce en dehors des formes et des garanties constitutionnelles : liberté de la presse, de l'association, du port d'armes, juridiction du jury, acquisition de la nationalité (citizenship) par la naissance sur le territoire, interdiction de faire dépendre le droit de vote d'une condition de race ou de couleur, droit de libre émigration et d'établissement sur un point quelconque des Etats-Unis ? Mais pourrait-on accorder sans danger tous ces droits aux races inférieures du Pacifique? Que les Etats-Unis colonisent, et

(1) VIGOUROUX, La concentration des forces ouvrières dans l'Amérique du Nord 1892, p. 301.

(2) Journal The Nation, 1898.

(3) Imperialism, true and false, dans Yale review, vol. VII, no 2. Août 1898, p. 12), (4) Ibid., p. 124.

il leut faut abdiquer les maximes, qui sont l'honneur même de leur droit constitutionnel, disent les anti-impérialistes. A quoi les impérialistes s'efforcent de répondre en cherchant des cas où, d'après la jurisprudence, la juridiction des Etats-Unis s'étend hors du territoire sans obéir à toute les prescriptions de la constitution: ainsi, dans le cas Ross (1), un matelot embarqué sur le navire américain le Bullion, ayant tué, dans le port de Yokohama, le second maître du Kelly, est arrêté au Japon et jugé sur l'ordre du consul-général à Yokohama, sans la procédure du jury; en vain Ross la réclame, conformément à la Constitution; condamné à mort mais favorisé d'une commutation de cette peine en celle de prison à vie, il saisit la Cour de circuit du district nord de New-York, dans le ressort de laquelle il subissait sa peine, et la question arrive en appel devant la Cour suprême des Etats-Unis ; la question était de savoir si le gouvernement des Etats-Unis ne peut jamais exercer ses pouvoirs en dehors de la Constitution; en répondant que la Constitution n'est faite que « pour les Etats-Unis d'Amérique (2) », et non pour les contrées qui sont en dehors de l'Amérique, la Cour répond que la juridiction des Etats-Unis peut exister sans les limitations constitutionnelles, et c'est un argument favorable. Mais en sens inverse il faut remarquer qu'il s'agissait alors d'une contrée étrangère, tandis que les colonies rèvées par l'impérialisme seraient terres américaines. Dans le cas Ross, la Cour dit que « la Constitution ne peut avoir effet dans une autre contrée »; mais quand les Etats-Unis établissent leur souveraineté sur un nouveau territoire, ce territoire n'est plus une autre contrée ». D'autre part, le territoire des Etats-Unis, auquel s'applique la Constitution des Etats-Unis, est toute terre où flotte en souverain le pavillon américain. Il n'est pas nécessaire qu'il possède la qualité d'Etat. Le district fédéral de Colombie le possède aussi bien que le territoire occi dental de Missouri; il y a longtemps déjà que l'illustre juge Marshall l'a décidé dans l'affaire Longhborough vs Blake (3). D'autre part, la jurisprudence des Etats-Unis fait rentrer les simples possessions étrangères dans l'Etat étranger dont elles relèvent, par exemple en l'affaire Stairs vs Peaslee (4), la Nouvelle-Ecosse dans la Grande-Bretagne : d'où, par analogie, les Philippines rentreraient dans les Etats-Unis. Comment sortir de la difficulté ? Les uns, comme le professeur Burgess, proposent, puisque ces limitations accompagnent le pouvoir civil, de placer les colonies, jusqu'au jour de leur maturité, sous le pouvoir militaire du président (5), parce que les limitations constitutionnelles, applicables au cas de paix, ne le sont pas au cas de guerre, dont la détermination reste (cas Milligan) (6) à la discré

(1) In re Ross, 140, U. S. 453.

(2) BURGESS, Government of distant territory, dans Political science quarterly, 1899, I p. 3 et s.

(3) The district of Columbia, or the territory west of the Missouri, is not less within the United States than Maryland or Pennsylvania; and it is not less necessary, on the principles of our Constitution, that uniformity in the imposition of duties, imposts and excises should be observed in the one than in the other, 5 Wheatown. 317.

(4) 18 Howard, 321.

(5) BURGESS, loc. cit., p. 17.

(6) MILLIGAN, 4 Wallace, 2.

tion du président. Les autres, comme le professeur Freund (1), suggèrent d'appliquer ici le biais du protectorat, soudain rajeuni par une utilité nouvelle et ramené par l'impérialisme américain, à la fin de son évolution, dans le milieu même où l'impérialisme romain avait mis son commencement.

Au point de vue économique, au point de vue constitutionnel, les deux programmes, impérialiste et américain, sont vivement et largement discutés. Les prochaines élections présidentielles se feront sur cette plateforme. La question des trusts et celle de la monnaie d'argent, pourtant si importantes, passent dans l'ombre, au second et au troisième plan. C'est sur l'impérialisme que commencent à se compter les partisans de MacKinley, sur l'américanisme ceux de son concurrent, M. Bryan. Dans les meetings, dans les journaux et dans les Revues, la bataille électorale fouille sous tous ses aspects, économiques et constitutionnels, la question de l'impérialisme. Mais en s'en tenant aux seuls points de vue de l'économie politique et du droit constitutionnel, les Américains ferment leur horizon et rétrécissent le problème. Dans une question semblable il y a le côté du droit des gens et celui de la politique extérieure. Les Etats-Unis, qui enferment cette question dans le cadre étroit d'une élection, ne s'en préoccupent guère. Mais les peuples d'Europe ont le droit de la regarder autrement et de juger la question, non pas suivant l'intérêt propre des Etats-Unis, mais suivant les lois supérieures de la justice. C'est sous ce rapport, plutôt négligé, que nous voudrions tenter la comparaison de l'américanisme et de l'impérialisme. De quel côté se trouve la justice? Et, si, par hasard, elle est, tantôt de l'un, tantôt de l'autre, tantôt des deux, et tantôt même d'aucun, il sera démontré que la vérité juridique, supérieure à ces formules empiriques, n'est le monopole d'aucune d'elles, quoique celles-ci puissent l'aider ou la combattre dans son application. Telle est la recherche, que nous allons poursuivre, en examinant au point de vue du droit les conséquences des deux systèmes.

II. LA QUESTION CUBAINE. L'américanisme, qui limite les efforts de l'Union à l'Amérique et même à l'Amérique du Nord, a l'ambition plus restreinte. Cependant, il est, en Europe, plus suspect à l'opinion d'injustice et d'illégalité que l'impérialisme lui-même. Par un phénomène des plus curieux, tandis que les Américains attaquent surtout l'impérialisme, les peuples d'Europe sont plutôt tentés d'accuser l'américanisme de scandales et d'iniquités. L'opinion lui reproche la guerre cubaine, contraire au droit des gens, dit-elle, contraire, aussi dit-on, à la vieille maxime qu'aux premiers temps de son existence, l'Amérique avait prise comme principe de droit et comme règle d'action (2). Au point de vue général, (1) The Control of dependencie through protectorates, Political science, mars 1899, p. 25. (2) Sources: A. DESJARDINS, L'insurrection cubaine et le droit des gens, dans la Revue de Paris, 15 juillet 1896; CH. BENOIST, Cuba, l'Espagne et les Etats-Unis, dans la Revue des Deux-Mondes, 1er mai 1897; DE OLIVART, Le différend entre l'Espagne et les Etats-Unis au sujet de la question cubaine, dans la Revue générale de droit international public, IV, 1897, p. 577 ets.; LB FUR, l'Espagne et les Etats-Unis, dans la

les Etats-Unis ont violé le droit, en pratiquant l'intervention entre l'Espague et sa colonie cubaine. Mais, par cette même intervention, ils ont encore méconnu les règles propres du droit américain, dont, en 1823, dans un message célèbre, Monroe avait arrété le sens et donné la formule. Voilà le reproche.

Il est toujours piquant de prendre un peuple en flagrant délit de contradiction avec les principes qu'il a lui-même proclamés. En 1823, les colonies espagnoles de l'Amérique du Sud se révoltaient contre la métropole. La Sainte-Alliance, fondée pour la garantie réciproque des trônes, se préparait à garantir aussi les colonies. La Russie le désirait, l'Espagne y trouvait son compte, quand, poussés par l'Angleterre (1), jalouse des débris coloniaux de l'Espagne, les Etats-Unis s'interposèrent et, le 2 décembre 1823, prononcèrent, avec le président Monroe, défense à la Sainte-Alliance de s'interposer entre l'Espagne et ses sujets révoltés, promettant en retour de ne pas aider les colonies sud-américaines à conquérir leur liberté. C'est cette conduite que les Etats-Unis ont enfermée comme un exemple dans la formule de Monroe, dont ils ont fait plus qu'un message, mais un système, une doctrine << the Monroe doctrine». C'est la règle de leur politique, rule of policy (1), le principe qu'ils déclarent suivre comme le phare même de leur destinée « ignis fatuus» (2). Il n'est pas jusqu'aux hyperboles de leur langage, qui n'expriment leur vénération pour elle : ils l'interrogent et la consultent à chaque tournant de l'histoire ; ils se l'opposent entre eux comme si cette doctrine avait la valeur d'une loi constitutionnelle ; ils Pinvoquent contre l'Europe, comme si elle avait l'autorité d'une règle de droit des gens. Comment, après avoir porté son principe si haut peuventils aujourd'hui le renverser ? Avant même d'être traîtres au droit, les EtatsUnis ne sont-ils pas tout d'abord infidèles à la doctrine de Monroe ? En 1823, ils reconnaissaient avec elle qu'ils ne pouvaient pas intervenir entre l'Espagne et ses colonies révoltées. En 1898, ils l'oublient quand ils déclarent la guerre à l'Espagne pour donner à sa colonie cubaine l'indépendance qu'elle réclame et que la métropole refuse. A soixante-quinze ans de distance, surgit une contradiction. En intervenant entre l'Espagne

Revue générale du droit international public, V., 1898, p. 625 et 8.; MÉRIGNHAC, La paix hispano-américaine, dans la Revue du droit public, XI, (1899), p. 229; HEILBORN, die Völkerrechtliche Stellung Cubas, dans Deutsche Juristenzeitung, III, p. 218 15 mai 1898).

Adde: Documentos presentados a las Cortes en la legislatura de 1898 por el ministro de Estado, Madrid, 1899, p. I XXI et 1-3-24; E. B. WHITNEY, The Cuban revolt and the Constitution, dans Yale Review, VII n° 1 (mai 1898), p. 24 et s.; A. S. HERS HEY, Intervention and the recognition of cuban independence, dans Annals of the american academy of political and social science, XI no 3 (mai 1898), p. 53 et s.; G. KINSGLEY OLMSTED, Some economic consequences of the liberation of Cuba, dans Yale review, VII, n° 2 (août 1898) p. 168-179; HANNIS TAYLOR, The work of the peace commission, dans the North American review, vol. 167, no 6 (décembre 1898) p. 744; RICHARD J. HINTON, CLuban reconstruction, dans North American Review, vol.168, n° 1 (janvier 1999, p, 92 et s.; ROBERT P. PORTER, The future Cuba, dans North American Review, vol. 168, no 4 (avril 1899) p. 418; Un ancien officier de l'armée d'occupation, The logie of our position in Cuba, ibid, vol. 169, n° 1, p. 109 et s.

(1) TUCKER. The Monroe doctrine, p. 4: « Enunciation of a patriotic principle by a patriotic Président ».

(2) MOOBE, The Monroe doctrine, dans Political science quarterly, XI (1896), p. 1.

« PreviousContinue »