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tissement de leur consul est en passe de devenir une prophétie contre euxmêmes. S'il n'y avait que cette raison pour les amener à trahir les Philippines, ils doivent maintenant s'apercevoir combien elle est fragile. Quand à une voix au-dessus de la majorité (57 contre 27) le Sénat ratifia le traité du 10 décembre 1898 (1), il en avait déjà l'intime conviction, et c'est de l'aveu de tout un parti politique, les démocrates, qu'ici les Etats-Unis se sont mis, par leur attitude impériale, en désaccord avec le droit.

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IV. LA QUESTION DES SAMOA (2). Aux Philippines, l'impérialisme voudrait logiquement ajouter tout ou partie des Samoa, groupe minuscule de treize îles, dont la plus grande, Savaï, n'a que 65 kilomètres sur une largeur moitié moindre, dont la plus peuplée, Upolu, n'a que 16.000 habitants, dont la troisième, Tutuila, n'est qu'un long rocher (3.700 hab.) (3) et dont les dix autres ne sont que de simples îlots, mais dont la position heureuse sur la route d'Amérique en Océanie, non loin du passage des lignes d'Extrême-Orient, fait un des groupes les plus importants de l'Océa nie, surtout si les Etats-Unis gardent les Philippines et pensent sérieusement à la Chine. Si, de bonne heure, les Etats-Unis s'étaient rendu compte de cette importance, ils seraient à présent les maîtres de ces îles. Dès 1872, attiré par la merveilleuse situation du port naturel de Pago Pago, dans l'ile de Tutuila,le capitaine Meade,commandant du vaisseau de guerre américain le Narragansett, conclut, sous sa propre responsabilité, avec le chef local Manga, un traité par lequel ce port devait exclusivement appartenir aux Etats-Unis, en retour de leur protection (4). Avant de le présenter à la ratification du Sénat, le président Grant envoie aux Samoa un commissaire spécial, M. Steinberger, pour étudier dans leur ensemble la condition et les avantages des îles (5). Arrivant au moment d'une crise politique, Steinberger, saisissant l'occasion, offre aux Samoans une constitution qu'ils adoptent d'enthousiasme, en même temps qu'une pétition en faveur de l'incorporation à l'Union. Mais quand chargé de ce document, son rapport terminé, Steinberger rentre à Washington, il apprend que le département d'Etat a changé d'avis, que Grant s'incline devant le sentiment contraire du peuple et renonce à toute idée d'annexion. La doctrine de Monroe, qui défend aux Etats-Unis de sortir d'Amérique, s'était mise en travers (6). Le traité passé par le capitaine Meade, relégué dans les nids-à-pigeon du Sénat (in a pigeon hole), subit le même sort. Bien plus, en 1879, alors qu'un délégué samoan, Le Mamea, offre aux Etats-Unis un droit exclusif sur

(1) In extenso, dans Atkinson, op. cit., p. 16.

(2) SOURCES: JOHN GEORGE LEIGH, The powers and Samoa, dans the Fortnightly re. view, 1899, 1, p. 54-74, et Th: Samoan crisis and its causes, ibid, p. 723-735, HENRY C. IDE, The imbroglio in Samoa, dans The North American review, juin 1899. vol. 168, n. 6, p. 678. Le premier des articles de J. G. Leigh, (janvier) a été, en partie, utilisé, dans un intéressant article de notre collègue, M. MOYE, La question des iles Samoa, dans la Rev. génér. du droit intern. vublic, 1899, 1, p 125.

(3) LEIGH, loc. cit., p. 56.

(1) Op. cit., p. 70.

(5) Op. cit., p. 66.

(6) Il y a cependant des auteurs, qui considèrent ici comme inutile de faire intervenir et même de simplement no nmer la doctrine de Monroe. Sic Leigh, op. cit, et Moye, La question des Samoa. dans la Rev. génér. du dr. intern. public, 1899, I, 124.

Pago Pago, ils le refusent encore, toujours retenus par la vieille tradition qui leur défend d'exercer leur activité politique sur des terres étrangères au continent américain.

Le doctrine de Monroe faisait ainsi le jeu de l'Allemagne qui s'était introduite en 1837, à Samoa, avec la maison Unschelm. de Hambourg, et devait s'y développer sous l'influence d'une haute amitié (celle de Bismarck) à partir de 1872, avec la prise des premiers comptoirs par la Compagnie Godefroy. Elle faisait aussi le jeu de l'Angleterre, qui, depuis la mort sans héritiers d'un sujet anglais, Sherwood, se trouvait substituée sur le port de Pago-Pago et sur les terres adjacentes, aux droits de propriété concédés à celui-ci, pour récompense de ses services, par les chefs indigènes. L'Allemagne et l'Angleterre étaient ainsi simultanément appelées aux Samoa, au moment même où les Etats-Unis, trop désintéressés, en refusaient l'annexion. Ayant décliné les droits absolus que les Samoans lui offraient, la grande république américaine avait obtenu le 17 janvier 1878, par un traité, un dépôt de charbon, l'ouverture des ports samoans au commerce, la soumission des Américains à la juridiction consulaire, trois avantages, qui, n'ayant rien d'exclusif, furent immédiatemeut accordés à l'Allemagne, le 24 janvier 1879, puis à l'Angleterre, le 28 août 1879. De ces trois traités de commerce identiques, égalisant des intérêts communs dans une situation semblable naquit entre les trois puissances, l'idée de les compléter par l'établissement dans la capitale, Apia, d'un conseil municipal constitué par les trois consuls pour réglementer la police et l'administration du district, en réalité, pour se maintenir et se surveiller les unes les au

tres.

L'attitude de l'Allemagne inquiétait, en effet, les Etats-Unis. Désormais, par la doctrine de Monroe, qui leur défendait de sortir d'Amérique, ils n'avaient pu lui enlever Samoa par l'annexion; mais ils sentaient que les Samoans voulaient des maîtres et craignaient que l'Allemagne ne leur en donnât. C'est dans cette pensée qu'ils s'accordèrent avec l'Angleterre pour imposer à l'Allemagne le traité du 2 septembre 1879 qui paralysait ses mouvements en l'encadrant dans une action commune. Les trois consuls formaient un conseil municipal investi du droit de légiférer sur la police l'administration du district d'Apia, d'édicter des pénalités et de lever des impôts. En réalité, c'était un conseil de surveillance des ambitions alle-. mandes. Dès ce moment, l'Allemagne n'a plus qu'une pensée s'échap· per du traité niveleur de 1879 pour prendre une situation privilégiée. Par la convention du 10 novembre 1884, elle tente d'instituer un contrôle sur le gouvernement, en tant qu'il s'agit pour celui-ci d'édicter des ordonnances touchant les plantations, les personnes et les intérêts allemands, (art. 1, 2, 4, 6). Immédiatement les Etats-Unis protestent. Les trois puissances acceptent d'examiner la question et les réformes à établir, dans une conférence tenue à Washington (1887). Elle n'aboutit pas. Avant même sa réunion (juin-juillet), de nouveaux incidents surgissaient. Le 22 mars 1887, anniversaire de l'Empereur Guillaume, les libations des Allemands et des indigènes amenèrent des rixes. Le commandant allemand dont l'escadrille mouillait dans les eaux d'Apia ré

clame aussitôt une indemnité considérable (65,000 fr.), pour préjudice à ses nationaux et injure à l'Empereur. Le roi Malietoa, ne pouvant payer, tente en vain de résister. Il doit abdiquer et se laisser déporter en Afrique, à Cameroun. L'Allemagne fait alors élire le chef Tamasese, auquel elle impose comme premier ministre le représentant de la Compagnie allemande Godefroy, M. Brandeis. Les Etats-Unis ripostent en prenant le parti des fidèles de l'ancien roi qui se soulèvent contre la dictature Brandeis. Ils protestent quand les Allemands, pour dompter la révolte, veulent brûler le village sans défense de Manono. Ils appuient le roi que se donnent les opposants, Mataafa. Le 18 décembre 1888,deux cents marins allemands de débarquement sont repoussés. Trois navires allemands, l'Adler, l'Olga, l'Eber arrivent dans la baie d'Apia. Trois navires de guerre américains s'y rendent. Un conflit va éclater. Le cyclone du 16 juin 1888 emporte ces six navires dans un même désastre. Samoa coûte décidément trop cher. Reconciliées par leur commun malheur, les puissances décident de reprendre à Berlin, le 29 avril 1889, les négociations vainement poursuivies à Washington en 1887.

Après un mois et demi de travaux (29 avril-14 juin 1889) (1), la Conférence aboutissait à l'Acte général du 14 juin 1889, texte long et détaillé, composé de sept parties principales: 40 « une déclaration concernant l'indépendance et la neutralité des îles, assurant aux citoyens et sujets des trois puissances l'égalité des droits et pourvoyant à l'immédiate restauration de l'ordre et de la paix; 2o une déclaration réglant la modification des traités existants et l'assentiment, au présent acte, du gouvernement samoan; 3o une déclaration concernant l'établissement d'une Cour suprème de justice à Samoa, et définissant sa juridiction; 4o une déclaration reļative à la disposition de la propriété par les indigènes; 5o une déclaration relative au district municipal d'Apia, établissant une administration locale et définissant la juridiction du magistrat municipal; 6o une déclaration relative aux droits de douane et aux impôts; 7o une déclaration interdisant l'importation des armes et des spiritueux; 8° quelques dispositions générales relatives à l'expiration et au renouvellement du traité » (2). Le roi Malietoa Laupepa, reconcilié avec l'Allemagne, remonte sur le trône. Mais le système de 1889 n'était pas viable. Les deux traits originaux qu'il présentait, l'institution d'une Cour suprême, et celle du district municipal d'Apia, constituaient deux pièces fragiles, d'un mécanisme trop délicat pour résister aux secousses, d'un antagonisme trop profond pour fonctionner sans obstacles. En créant la Cour suprême de justice, les puissances faisaient dépendre d'un juge unique (chief-justice) nommé et révoqué par elles, les questions relatives à l'élection du roi par les naturels, à ses pouvoirs et aux difficultés afférentes à l'exécution des traités. En donnant à la capitale Apia une administration spéciale, dont le Président, chargé d'assurer la paix publique et de conseiller le gouvernement local, était

(1) Procès-verbaux de la conférence, réunie à Berlin, pour régler d'un commun accord les affaires des îles de Samoa (29 avril 1889-14 juin 1899) dans Martens et Stork, Nouv. rec. gén. de traitės, 2o Série, XVI, p. 301-362.

(2) Texte de l'Acte général du 14 juin 1889, ibid, XV, p. 571-598.

également nommé par les trois puissances, les signataires de la convention avaient créé deux pouvoirs rivaux, entre lesquels devait rapidement se partager leur influence.

Un compromis inévitable devait amener peu à peu les Anglais et les Américains à laisser mettre un Allemand dans l'un de ces postes, les Allemands à y laisser mettre un Anglo-Américain. Quand une circonstance délicate allait se produire, les deux pouvoirs allaient entrer en lutte. Le 22 août 1898, cette circonstance survint: Malietoa mourut. Le président allemand du district d'Apia entre aussitôt en campagne en faveur d'un candidat allemand. Mataafa, l'ancien ennemi des Allemands, exilé par eux en 1894 à la suite d'une révolte contre Malietoa, est ce candidat, en faveur duquel le consul allemand Rose emploie le président allemand de la municipalité d'Apia. Qui tient le roi tient le royaume. Mataafa est élu roi. Mais, utilisant les avantages que leur donne un Chief-justice américain, les EtatsUnis et l'Angleterre résistent à l'influence allemande en faisant attaquer par Tamasese, l'ancien protégé des Allemands, devenu le leur, l'élection de Mataafa. Le 31 décembre 1898, le Chief-Justice Chambers annule l'élection de Mataafa, en vertu de l'acte de Berlin, et proclame élu son adversaire Malietoa Tanus, fils de l'ancien roi, qui est sous la tutelle de la «< London Missionary School » (1). Mais sa décision est contredite par le consul d'Allemagne, le président de la municipalité d'Apia, et tous les Allemands établis à Samoa, qui refusent de s'incliner devant la sentence et poussent aux armes les partisans de Mataafa. Plus nombreux et mieux équipés que leurs adversaires, ceux-ci forcent Malietoa à se réfugier sur un navire anglais, le Porpoise, où le Chief-Justice Chambers le rejoint, tandis que le consul allemand organise un gouvernement provisoire, composé de Mataafa et d'un conseil de trente chefs, avec le Dr Raffel, président allemand de la municipalité d'Apia, comme chef du pouvoir exécutif. Les consuls anglais et américain, terrifiés par le cours rapide des événements, reconnaissent ce gouvernement provisoire, bien que rien, dans le traité de Berlin, n'autorise un tel gouvernement ni ne donne aux consuls pouvoir pour le reconnaître. Les Allemands ne s'en tiennent pas là. Le gouvernement provisoire déclare l'office de Chief-Justice vacant. Le traité de Berlin dispose que, dans ce cas, le président du conseil municipal d'Apia doit en faire fonctions, et le Dr Raffel prend immédiatement possession de ses attributions, ce qui est une manifeste violation du traité de Berlin, puisque le chef de la justice doit être révoqué au moins par deux pouvoirs, non par un seul contre la volonté des deux autres. Le gouvernement allemand est lui-même forcé de reconnaître qu'un zèle intempestif a conduit ses agents trop loin. Aidés d'une compagnie de débarquement du « Porpoise »> (2), les consuls anglais et américain réinstallent l'ancien juge Chambers. Voilà l'antagonisme invincible, où, sous un protectorat triple, avec deux fonctions à la nomination des puissances, forcément partagées entre elles, le traité de Berlin a conduit. Peut-être avait-on pensé qu'il éviterait l'antagonisme en n'offrant aux puissances protégeantes que deux nominations, alors qu'elles

(1) H. C. IoE, formerly chief justice of Samoa, loc. cit. p. 682.

(2) The Samoan muddle, dans the American monthly review of reviews, p. 535.

étaient trois à rivaliser d'influence. Mais les Anglo-Américains faisant cause commune, c'était comme si chaque pouvoir trouvait un poste où loger son influence. Le traité de Berlin n'avait ainsi posé que des bases d'antagonisme et des sources de conflit. Au lieu de résoudre la question de Samoa, il n'avait fait au contraire que la poser avec plus d'acuité.

Comment résoudre le conflit? Les Etats-Unis pensèrent d'abord qu'il suffirait pour cela d'un navire de guerre, le Philadelphia, qui, sous le com. mandement de l'amiral Albert Kautz, arrive le 6 mars. L'amiral lance une proclamation, restaure solennellement l'autorité du Chief-Justice, replace Malietoa sur le trône, et se met avec les Anglais à la poursuite des partisans de Mataafa, que le vaisseau de guerre allemand, mouillé à Samoa, approvisionne d'armes et de munitions. Le 4 avril, un important parti de 150 Anglais et Américains tombe, sur une plantation allemande, dans une embuscade de 800 indigènes (1). Plusieurs officiers sont tués. Ce n'est pas par la force que le conflit peut se dénouer. La guerre de Mataafa et de Malietoa, qui n'est que celle de l'Allemagne et des Etats-Unis, peut avoir des conséquences très graves, qui dépasseraient de beaucoup le champ du Pacifique et la question de Samoa. Les trois puissances admettent rapidement, sur la proposition de l'Allemagne, le principe d'une commission d'enquête, chargée d'examiner les faits sur place et de prendre les mesures nécessaires pour éviter le retour des troubles. L'Allemagne réclame sculement que les décisions de la commission soient prises à l'unanimité des voix. L'Angleterre s'y refuse. Les Etats-Unis n'en font pas une condition sine quà non, et, devant cette déclaration, l'Angleterre s'incline à son tour. Les Etats-Unis, d'autre part, exigent que la commission fasse commencer son enquête au retour et à l'élection de Mataafa, tandis que l'Allemagne, invoquant la reconnaissance par les consuls du gouvernement provisoire, n'y veut soumettre que les faits postérieurs au débarquement de l'amiral Kautz. L'Angleterre donne raison aux Etats-Unis et l'Allemagne s'incline. Ce n'est pas au milieu, mais au commencement, que la commission d'enquête prendra la question. Les commissaires, qui n'ont d'ailleurs de pouvoirs qu'ad referendum sont MM. Bartlet Tripp, de Yankton, ancien ministre à Vienne, pour les Etats-Unis, le baron Speck de Sternberg, 1er secrétaire de l'ambassade allemande à Washington, pour l'Allemagne, M. Eliot, un des secrétaires de l'ambassade anglaise à Washington, pour l'Angleterre. Et tous s'embarquent pour les Samoa (2). Le règlement du conflit a trouvé une procédure, mais pas encore une solution.

Après de laborieux travaux, les commissaires se séparaient, le 18 juillet, en en proposant une ne pouvant arriver à mettre d'accord les partisans de Malietoa et de Mataafa, la commission abolissait la monarchie; ne pouvant arriver à mettre d'accord les trois puissances protectrices, elle avait pensé à proposer la nomination d'un administrateur neutre (3), nommé par un gouvernement non intéressé, mais, devant les difficultés pratiques d'un

(1) Ibid. p. 536.

(2) American Monthly review, loc. cit. (3) Kölnische Zeitung, 17 août 1899.

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