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trois fonctions dans lesquelles se décompose la fonction administrative fonction administrative active, fonction administrative délibérante, fonction administrative juridictionnelle.

<< Etant admises au préalable la légitimité et l'existence de la juridiction administrative, il faut régler son organisation. C'est alors qu'on est amené, après avoir repoussé la division tripartite des pouvoirs constitutionnels (pouvoir législatif, exécutif et judiciaire), à proposer une même division tripartite des fonctions administratives, et à distinguer l'administration active, l'administration délibérante, et l'administration juridictionnelle. Cette séparation des fonctions conduit donc à décider que les diverses fonctions administratives doivent être exercées par des autorités distinctes les unes des autres, et organisées de telle sorte qu'elles ne puissent pas empiéter sur leurs attributions respectives; plus spécialement elle signifie que le juge administratif ne doit être en aucune façon un administrateur, ni un administrateur actif, ni un administrateur délibérant; autrement il y a, au contraire, confusion des fonctions. Pour tout système législatif basé sur une exacte séparation des pouvoirs, c'est-à-dire dans lequel le pouvoir judiciaire (représenté par la Cour de cassation), jouissant de la plénitude de ses attributions naturelles, statue sur tous les litiges, sans admettre à côté et en dehors de lui aucune espèce de juridiction indépendante, point n'est besoin de parler de séparation des fonctions. Car celle-ci est assurée par cela même qu'existe la séparation des pouvoirs (1); il est clair qu'alors point n'est à craindre que l'administrateur actif ou délibérant se fasse juge. C'est lorsqu'une législation a rejeté la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire, en faisant échapper à ce dernier toute la catégorie des litiges compris sous la dénomination de contentieux administratif, que se pose la question de la séparation des fonctions. Ce contentieux administratif est-il dévolu à la connaissance des administrateurs ou des Conseils administratifs, alors il y a confusion de la fonction juridictionnelle soit avec la fonction.

(1) M. Jacquelin avoue ici que la séparation des pouvoirs repose essentiellement sur la séparation des fonctions: il s'agit, il est vrai, non plus des fonctions administratives, mais des fonctions législative, exécutive et judiciaire.

active, soit avec la fonction délibérante. Ce n'est que si la connaissance de ce contentieux est conférée à une véritable justice, indépendante aussi bien de l'administration active ou délibérante que du pouvoir judiciaire, qu'on se trouve en face d'une juridiction administrative fondée sur la séparation des fonctions » (p. 167-169).

Nous disions, au début de cette étude, que l'idée de faire de la séparation des pouvoirs et de la séparation des fonctions deux principes distincts, nous semblait impliquer une analyse insuffisante ou inexacte des fonctions de la puissance publique le passage que nous venons de citer le démontre, à notre avis.

Juger ne peut jamais être considéré comme faisant partie de la fonction administrative. Juger et administrer sont deux choses radicalement différentes, toujours. Il en est ainsi, alors même qu'elles paraissent le plus confondues.

Plaçons-nous à l'époque révolutionnaire où les mêmes autorités sont chargées de juger (le contentieux administratif) et d'administrer. La fonction juridictionnelle est sacrifiée pour plusieurs causes: 1o Le juge n'est pas obligé de juger: quand, en fait, il ne prend même pas la peine de répondre aux réclamations du droit violé, la fonction juridictionnelle s'évanouit. 2o Le juge, quand il se donne la peine de répondre aux récla mations du droit violé, n'est pas obligé de rechercher, par une instruction contradictoire rigoureuse, si le droit existe et s'il a été violé: quand, en fait, le juge tranche la question sans une instruction suffisante, il y a en apparence juris dictio exercée, et en réalité un prononcé de fantaisie émanant d'une autorité que le législateur prétend être autorité juridictionnelle. 3o Le juge, alors même qu'il se donne la peine de répondre et d'examiner sérieusement, est personnellement dans de très mauvaises conditions pour être impartial et pour voir juste. Voilà assurément une organisation très défectueuse de l'autorité juridictionnelle, et une confusion poussée très loin de la fonction administrative et de la fonction de juger. Même alors il n'est pas vrai de dire que juger fasse partie de la fonction administrative. Par la force des choses et malgré tout, les deux fonctions restent distinctes et résistent à une identification. Quand le juge administre, il ne juge

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pas; quand il juge, nous écartons le cas où la fonction juridictionnelle s'évanouit et nous raisonnons sur les cas où elle s'exerce, si défectueusement que ce soit-il n'administre pas, il n'administre plus, l'œuvre de l'autorité administrative. est finie. Voulez-vous vous en convaincre ? Pour que la fonction de juger s'exerce, il faut qu'un droit ait été violé par un fait accompli, et demande réparation. Si le fait émane de l'administration (nous nous plaçons toujours à l'époque révolutionnaire), le droit violé doit réclamer devant l'autorité administrative érigée en juge. De deux choses l'une ou les actes par lesquels l'autorité administrative pourvoit aux services publics ne violeront aucun droit, ne provoqueront aucune réclamation, et alors l'œuvre de l'autorité administrative apparaît comme très distincte, puisqu'elle est seule; ou les actes de l'administration violeront un droit, provoqueront une réclamation, l'œuvre de l'autorité administrative a dans ce cas les mêmes limites que précédemment : sur le point qui a provoqué l'action en justice, la tâche de l'administration est terminée et son œuvre est complète, puisqu'il ne peut y avoir violation de droit sans acte consommé de la part de l'administration (1). L'acte qui a violé, un droit pourrait être refait par l'administrateur ou supprimé par lui ou modifié; en attendant, c'est un acte complet, perfectus. Aussi n'est-ce pas l'administration qui réclame, c'est le droit violé, c'est-à-dire ordinairement des particuliers; et ce que ces particuliers demandent, ce n'est pas que l'on pourvoie aux services publics, c'est qu'un acte accompli par l'administration et auquel il ne manque rien pour être ce que l'administration a voulu qu'il fût, soit proclamé contraire à leur droit et réprimé dans la mesure du possible. Il ne s'agit plus de poursuivre ou d'achever l'œuvre de l'administration;

(1) Une des règles du contentieux administratif, développée par tous les auteurs et constamment appliquée par la jurisprudence, c'est que des mesures de préparation, d'instruction, mises en demeure, etc., ne suffisent pas pour motiver un recours en justice, parce qu'elles ne constituent pas une violation de droit réalisée il faut un acte administratif achevé, complet. C'est donc contre des actes administratifs terminés qu'on forme les recours contentieux. Ce que l'on demande au juge, ce n'est pas d'ajouter à l'acte administratif quelque chose qui lui manque, c'est d'en paralyser les effets dans une certaine mesure; de les paralyser, non pas au nom des nécessités des services publics, mais au nom du droit violé et à l'encontre des prétendues exigences des services publics.

il s'agit de faire droit, de dire le droit, de le dire contre l'administration, d'accorder des réparations au droit déjà violé : c'est une autre fonction de la puissance publique, qui una autre but, qui est dominée par d'autres règles, qui répond à un autre besoin social. Aussi, le législateur a beau mettre ces deux fonctions dans les mêmes mains, on est obligé de les distinguer quand même, et de dire que l'administrateur devient juge pour la circonstance, un mauvais juge, mais un juge. Ces deux fonctions peuvent être exercées par le même corps ou le même homme elles le seront alternativement, successivement, jamais par un seul et même acte. On ne conçoit pas qu'un acte soit à la fois acte de la fonction d'administrer et acte de la fonction de juger: il est l'un ou l'autre, il ne peut pas être l'un et l'autre.

Comment, dès lors, nous dire qu'il y a une « administration juridictionnelle » ; que « la juridiction fait partie intégrante de l'administration » (p. 12); que la « fonction administrative» se décompose en trois éléments auxquels correspondent « l'administration active, l'administration délibérante et l'administration juridictionnelle ». Ce langage se comprendrait d'un partisan des deux pouvoirs. La théorie des deux pouvoirs a, au fond, pour point de départ l'idée que juger, c'est encore administrer, ou tout au moins que juger est le complément d'administrer. On n'est pas autrement étonné de voir M. Ducrocq diviser l'administration en agents, conseils et tribunaux administratifs (1), ce qui implique que les tribunaux administratifs, quand ils jugent, exercent la fonction administrative; ni de l'entendre dire que la juridiction administrative est « comme le troisième aspect de la notion complexe exprimée par le mot administration » (2); ou que l'œuvre de la juridiction administrative est le complément, le dernier acte de la fonction administrative (3). On ne songe pas

(1) DUCROCQ, 7° éd., 1897, t. I, p. 75.

(2) DUCROCQ, 7° éd., 1897, t. II, p. 2.

(3) DUCROCQ, t. I, p. 75, et t. II, p. 2: « La juridiction administrative est le complément de la délibération et de l'action administratives ». Ces formules sont fréquentes chez les auteurs. Portalis disait dans un rapport à la Chambre des pairs sur le projet relatif au Conseil d'Etat, 25 janvier 1834, (Moniteur, 26 janvier 1834): « L'administration ne cesse pas d'administrer, même lorsqu'elle statue sur des matières contentieuses: la juridiction qu'elle exerce

à crier à l'inconséquence quand on voit les arrêtés de conflit revendiquer pour l'autorité administrative la connaissance d'un litige qu'en réalité ils revendiquent pour les tribunaux administratifs: notre droit positif, en effet, repose sur l'idée que le jugement du contentieux administratif appartient à l'administration (période révolutionnaire), et que les tribunaux administratifs qui, peu à peu, ont été substitués à l'administration, exercent une partie de sa fonction et la représentent (période actuelle) (1). Mais ce langage qui se comprend chez les partisans des deux pouvoirs et les autorités positives françaises, est étonnant de la part de M. Jacquelin.

est le complément de l'action administrative ». HENRION DE PANSEY, De l'autorité judiciaire, ch. XI, tit. II, 3o éd., 1827 : « On administre de deux manières par des ordonnances en forme de lois, et par des décisions en forme de jugements... Pour exercer cette juridiction, il n'est pas nécessaire d'être revêtu du caractère de juge, il suffit d'être administrateur... Nous n'allons pas assez loin nous devons ajouter que ce droit n'appartient qu'aux seuls administrateurs; qu'il est dans leur domaine exclusif ». SERRIGNY, Traité de l'organisation, de la compétence et de la procédure en matière contentieuse administrative, t. II, no 615: « Le contentieux administratif fait partie intégrante du pouvoir administratif ». DE PISTOYE, De la décentralisation: question de la suppression des conseils de préfecture sur la proposition de M. Raudot, 1873 : « Le jugement (à rendre en matière de contentieux administratif) est le dernier acte de la fonction administrative à peine d'effacer la séparation fondamentale entre l'administration et l'autorité judiciaire, c'est l'administration qui doit prononcer ce jugement final ». (1) La persistance de cette conception constitue d'ailleurs un anachronisme : elle n'est plus en harmonie avec les réalités. Les tribunaux administratifs ont évolué, à l'insu ou contre les prévisions de ceux qui les avaient créés. Ils sont soumis aux règles qui dominent la fonction de juger, ils n'obéissent à aucune des règles qui dominent la fonction administrative. Ils ne peuvent statuer, c'est-à-dire exercer leur autorité, que lorsqu'ils sont saisis: le principe de leur action, comme de l'action des tribunaux judiciaires, n'est pas dans l'administration, mais dans les plaideurs. Quand ils sont saisis, ce qui ne dépend pas de l'administration, et compétents, ils ne peuvent refuser de statuer, sous peine de déni de justice. Ils ne peuvent statuer qu'après une instruction juridictionnelle très analogue, sinon semblable, à celle des tribunaux judiciaires. Leurs prononcés n'ont valeur d'autorité positive qu'entre les parties plaidantes et pour l'objet du procès. Les recours contre leurs décisions sont des recours strictement juridictionnels, portés au même tribunal ou à un tribunal supérieur. Par-dessus tout, pour leurs actes et leur fonctionnement, ils font partie d'une hiérarchie absolument distincte de la hiérarchie administrative; et cela nous paraft tout à fait décisif. Les chefs de l'administration, les ministres, peuvent donner l'ordre à un préfet de faire un acte ou le lui défendre; ils ne peuvent pas donner l'ordre ou défendre à un tribunal administratif de juger. Ils peuvent dicter un acte à un préfet; ils ne peuvent pas dicter un jugement à un tribunal adminis tratif. Ils peuvent réformer, annuler l'acte d'un préfet; ils ne peuvent annuler ni réformer le jugement d'un tribunal administratif : tout au plus peuvent-ils le 16

REVUE DU DROIT PUBLIC. -T. XIV

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