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abandonnant ces hommes politiques, M. Pelloux était sûr de perdre l'appui de plusieurs députés influents du centre gauche et de la gauche constitutionnelle. De là pour la Chambre un sentiment de malaise qui lui interdisait presque tout travail profitable; de là aussi, les vagues bruits de crise qui s'élevaient de temps en temps, l'incertitude dans les discussions et les votes contradictoires, au moins en apparence. Une chose aussi contribuait à rendre la situation plus difficile M. Pelloux n'a ni facilité dans la parole, ni pratique parlementaire. Il dirigeait et dirige très bien le ministère de l'intérieur, où il donne à tous les fonctionnaires l'exemple d'un travail assidu joint à l'honnêteté et à la fermeté dans sa ligne de conduite; ce à quoi beaucoup d'hommes politiques devenus ministres ne les avaient certainement pas habitués. A la Chambre, il n'est pas à sa place pour tenir tête aux orateurs de l'opposition et principalement à ceux de l'extrême gauche. Or, la majorité étant devenue plus homogène depuis la dernière crise ministérielle, cet inconvénient est devenu moins grave; antérieurement il risqua plusieurs fois de mettre en péril l'existence du ministère.

Au Sénat il existait contre le ministère un mécontentement assez fort, et en partie justifié; c'est ce qui apparut clairement lorsque les budgets des ministères de grâce et justice et de l'instruction publique y vinrent en discussion l'organisation de chacun d'eux avait été augmentée par des décrets royaux. La commission des finances du Sénat, examinant le budget du ministère de grâce et justice, déplora hautement ce fait et proposa un ordre du jour de blâme. Le Président du conseil dut intervenir et promettre l'élaboration ultérieure d'un projet de loi ; ce fut seulement après cette promesse que la commission consentit à retirer son ordre du jour qui aurait été certainement voté par la majorité du Sénat; la tempête fut ainsi apaisée.

Du mécontentement se manifesta également au Sénat contre le ministre de l'instruction publique à cause de la façon dont il dirigeait l'administration de son département. D'autre part, à la Chambre, le même ministre se heurta à une forte opposition motivée sur ce fait qu'à la fin de l'année 1898 il avait accordé à l'internat tenu et dirigé par les jésuites à Mondragone, dans la province de Rome, une situation identique à celle des établissements du gouvernement en ce qui concerne les études et les examens. Le fait vint en discussion à la Chambre dans les premiers jours de février; M. Baccelli, après avoir d'abord déclaré qu'il avait cédé aux prières de beaucoup de députés de tous les partis, dut reconnaître son erreur et promettre de retirer le décret attaqué, ce qu'il fit en effet. La Chambre lui reprocha, en outre, d'autres faits. Des tumultes plus ou moins graves s'étaient produits en diverses universités; les plus graves avaient eu lieu' à l'école vétérinaire de Naples où le ministre avait ordonné l'inscription comme étudiant d'une personne qui n'avait pas les titres voulus. Le directeur s'était refusé à l'inscrire et avait offert sa démission; le ministre avait répondu en le destituant pour désobéissance à des ordres reçus; mais, en présence de l'effet produit par les désordres des étudiants, il se présenta à la Chambre comme le gardien de la discipline et de l'ordre et sut se faire applaudir par une majorité de députés absolument incompétente en matière d'instruction publique.

II. QUESTION DE L'amnistie.- - La question de l'amnistie a continué à agiter le pays, bien que, par divers décrets partiels, le Roi eût notablement dimi. nué le nombre des incarcérés. De nombreuses pétitions présentées à la Chambre en faveur de l'amnistie complète vinrent en discussion au commencement de février. L'extrême gauche aurait voulu que la Chambre forçât le gouvernement à l'accorder; plusieurs députés de la gauche constitutionnelle et du centre auraient voulu que le ministre promît de la soumettre le plus tôt possible à S. M. le Roi. M. Pelloux, établissant que l'amnistie était une prérogative royale et que tout vote de la Chambre à ce sujet aussi bien que toute promesse du gouvernement responsable auraient constitué une pression sur l'esprit du souverain, combattit les ordres du jour, tant de l'extrême gauche que de la gauche constitutionnelle et du centre; finalement, la Chambre lui donna raison. Depuis lors, le Roi, en différentes occasions, a fait de sa prérogative un très large usage dont il sera question plus loin:

III. LA CONFÉRENCE INTERNATIONALE POUR LA PAIX ET LE VATICAN. La circulaire du chancelier russe Mouravief, invitant au nom du Tsar les Etats à une conférence internationale pour le désarmement et la réglementation du droit de la guerre, fut accueillie avec plaisir en Italie, bien qu'on ne crût point qu'elle pût produire d'effets utiles, au moins immédiats. Mais un doute s'étant élevé sur la question de savoir si le Pape pouvait aussi être invité à cette conférence, cela suffit pour alarmer l'opinion publique, qui s'arrêta à l'idée que, si le Pape était invité à la conférence, l'Italie devait s'abstenir d'y prendre part, et même au risque de rester diplomatiquement isolée. Le gouvernement, sans donner en apparence trop d'importance à la question soulevée, sut la résoudre avec une grande habileté et obtint l'exclusion du Pape, malgré les efforts en sens contraire faits par la diplomatie du Vatican et par le Pontife lui-même auprès des gouvernements des principaux Etats d'Europe.

IV. L'ACCORD COMMERCIAL ENTRE L'ITALIE ET LA FRANCE. Le 25 janvier commença à la Chambre la discussion des conventions douanières entre la France et l'Italie: elle fut longue et laborieuse. Quelques orateurs esti maient que, l'Italie ayant actuellement surmonté la crise qui résulta de la rupture des relations commerciales, le nouvel accord ne présentait pas pour elle de grands avantages. D'autres orateurs exprimèrent la crainte que cet accord, tout en ne nous assurant pas de sérieux avantages économiques, eût pour résultat de diminuer notre indépendance dans les rapports internationaux. Après un discours éloquent de M. le ministre Fortis et les déclarations franches et explicites des autres ministres un ordre du jour du député Pinchia, accepté par le gouvernement, et qui emportait approbation du rapport lui-même, fut voté par 226 voix contre 34. Quelques jours après, l'accord était aussi approuvé par le Sénat à une imposante majorité. En fait, cette convention n'est pas très avantageuse aux industries italiennes, mais elle est favorable à l'agriculture de quelques provinces du Midi et de la Sardaigne; elle méritait pour cela d'être acceptée ; de plus, comme le disait très bien M. Fortis, ce traité était «l'oc

casion de rapports plus cordiaux, de relations commerciales plus actives, d'amitié mieux sentie avec un grand pays, notre voisin, avec lequel nous désirions vivement maintenir de bons rapports ».

V. LE VOYAGE royal en Sardaigne. Le voyage du Roi et de la Reine en Sardaigne eut lieu au printemps. Cette île, très fertile en produits agricoles et miniers, a une population clairsemée par rapport à son territoire; ses routes et ses voies ferrées sont insuffisantes et mal entretenues; ses communications avec le continent sont très difficiles et, de plus, la << Malaria » s'y fait sentir en plusieurs points.

Lorsque, dans les premières années du XVIII° siècle, la Sardaigne devint une possession de la maison de Savoie, elle se trouvait déjà dans de très mauvaises conditions, résultant surtout de l'oppression féodale. Charles-Emmanuel introduisit quelques réformes ayant pour objet d'adoucir les plus grands inconvénients du régime féodal. Lorsque l'invasion française obligea la famille royale de Savoie à se réfugier en Sardaigne, elle y trouva hospitalité et fidélité dans toutes les classes du peuple sarde qui fit pour ses souverains les plus grands sacrifices. Pendant le temps que la maison régnante resta en Sardaigne, les maux de l'île furent quelque peu adoucis, spécialement par Charles-Félix qui aimait beaucoup les Sardes. A la chute de Napoléon, la maison de Savoie retourna précipitamment à Turin et l'île fut négligée, comme le furent, du reste, les provinces continentales elles-mêmes. A l'avènement de Charles-Albert qui, avant de devenir roi constitutionnel, fut un prince grand ami des réformes, on améliora l'administration de tout l'Etat, y compris la Sardaigne. On établit des lois d'ordre économique et financier qui placèrent le pays de pair avec les Etats les mieux organisés de l'Europe. Depuis 1848 jusqu'à nos jours, la Sardaigne a certainement profité des institutions libres et de la nouvelle vie sociale et politique de l'Italie; sa situation s'est améliorée, mais non autant qu'on aurait pu l'espérer, et si, assurément, l'inertie et la nonchalance des Sardes concoururent à empêcher une amélioration notable, il est, d'autre part, impossible de nier que le Parlement et le gouvernement d'Italie se sont peu inquiétés de l'île et de ses besoins. Aussi souffrit-elle beaucoup de chaque crise financière et économique qui sévit en Italie et la population dont le caractère répugne à l'émigration, fut en proie à une grande misère; en quelques endroits, la famine même sévit. La sûreté publique devait naturellement en éprouver le contre-coup: le brigandage se répandit dans les campagnes, qu'il devint difficile et dangereux de parcourir; les petits villages n'offraient aucune sécurité. Pendant ce temps le gouvernement central expédiait en Sardaigne, comme en disgrâce, ses plus mauvais fonctionnaires. Tout cela aggravait les maux de l'île et empêchait l'Etat d'exercer sa fonction de tuteur et protecteur du droit et du bien-être de chacun.

Beaucoup de ministres avaient promis de pourvoir aux besoins de la Sardaigne, mais aucun ne tint sa promesse. Les choses en étaient venues à ce point que le Roi ne pouvait visiter l'île (c'était la seule partie du royaume dans laquelle il n'eût point passé depuis son avènement) parce que le gouvernement responsable, ayant toujours laissé inexaucés les

vœux légitimes des Sardes, craignait que le souverain n'y rencontrât pas ces réceptions enthousiastes auxquelles il est habitué lorsqu'il se rend en quelque partie du territoire de l'Etat. M. Pelloux, sans faire à la Sardaigne de grandes promesses, en prit à cœur les destinées et commença par envoyer dans les deux préfectures de l'île (Cagliari et Sassari) deux excellents fonctionnaires, le commandeur Ciuffelli, préfet à Cagliari, et le commandeur Cassis, préfet à Sassari, avec la mission précise de rétablir la sûreté publique et de remettre l'ordre dans les administrations locales. Les deux préfets s'étant mis à l'œuvre réussirent à remettre promptement toute chose en état ; ils surent faire renaître la confiance dans le gouvernement, si bien que, dans les premiers jours d'avril, le couple royal put visiter la Sardaigne, accueilli avec un enthousiasme indescriptible par ces bonnes populations qui maintenant attendent avec tranquillité la réalisation des promesses d'améliorations économiques faites ministres.

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par les

VI. LA QUESTION CHINOISE ET LA CRISE MINIstérielle. Le malaise et la discorde intestine qui existaient dans le ministère firent éclater subitement, vers la fin d'avril, la crise qui couvait depuis longtemps. Les interpellations sur la question chinoise furent l'occasion de la rupture. Lorsque l'Allemagne et les autres grandes puissances voulurent obtenir des concessions de la Chine, notre ministre des affaires étrangères, M. l'amiral Canevaro, commença des pourparlers tendant à ce qu'il fut aussi concédé à l'Italie d'occuper des territoires et de nouer des relations commerciales avantageuses avec le grand empire asiatique, mais ses propositions ne furent pas acceptées. Le ministre d'Italie en Chine, commandeur De Martino, interprétant mal les ordres du ministère, précipita les choses et adressa au gouvernement chinois un ultimatum avec menace de faire occuper la baie de San-Men par les marins de l'escadre qui croisait dans les mers de l'Extrême-Orient. L'amiral Canevaro désavoua notre ambassadeur et le rappela, et les choses restèrent en suspens. Mais un grand mécontentement s'éleva dans la Chambre et dans le pays contre le ministre, que les uns accusaient de n'avoir pas eu assez de hardiesse et d'avoir humilié l'Italie en l'exposant à un refus du gouvernement chinois, tandis que les autres lui reprochaient de chercher de nouvelles aventures coloniales au moment où l'Italie avait besoin de se resserrer dans ses frontières pour consolider son bien être économique. Le ministre des affaires étrangères se défendit mal; celui de la marine, M. l'amiral Palumbo, ne su pas donner des explications suffisantes relativement à l'achat fait par lui d'un croiseur construit en Angleterre pour le compte de la Chine; enfin le ministère, craignant d'être battu, offrit, le 3 mai, sa démission, qui fut acceptée le lendemain par le Roi, lequel chargea immédiatement M. Pelloux de former le nouveau cabinet.

VII. SECOND MINISTÈRE PELLOUX. M. SONNINO. Ce nouveau cabinet fut formé le 14 mai, et l'on vit tout de suite que les éléments dominants en venaient de la droite et du centre droit. Trois des anciens ministres y demeurerent: M. Pelloux au ministère de l'intérieur et à la présidence du conseil;

M. Baccelli à l'instruction publique et M. Lacava aux travaux publics: tous les autres ministres furent remplacés: M. Vacchelli, au ministère du Trésor, par M. Boselli, député; M. Carcano, aux finances, par M. Carmine, député; M. Fortis, au ministère de l'agriculture, de l'industrie et du commerce, par M. Salandra; M. Nasi, au ministère des postes et télégraphes, par M. le marquis de San-Giuliano; l'amiral Palombo, au ministère de la marine, par l'amiral Bettolo; le général San-Marzano, au ministère de la guerre, par le général Mirri; M. Finochiaro-Aprile, au ministère de grâce et justice, par le sénateur comte Adeodato Bonasi, et enfin l'amiral Canevaro, au ministère des affaires étrangères, par M. ViscontiVenosta. La retraite de M. Fortis déplut à tout le monde. On aurait moins regretté la retraite de MM. Baccelli et Lacava. Le nouveau ministère Pelloux apparaissait incontestablement meilleur que le précédent. Le député Salandra est l'un des rares députés versés dans les matières économiques et administratives; les députés Boselli (déjà deux fois ministre) et Carmine sont des parlementaires influents, et jouissant d'une réputation de grande expérience dans les questions financières; le ministre de la marine, M. l'amiral Bettolo, vieux parlementaire, est l'un de nos marins les plus estimés; le général Mirri, ancien soldat de Garibaldi, était un nouveau dans la vie politique, mais jouissait d'une grande réputation dans l'armée. Le marquis de San-Giuliano est un homme instruit, bon orateur. La nomination du comte Adeodato Bonasi, professeur de droit constitutionnel et administratif dans les Universités de Modène et de Pise, produisit une très bonne impression; il était, il y a peu de temps, président de section au Conseil d'Etat; il fut sous-secrétaire d'Etat à l'intérieur dans le premier ministère Crispi et, pendant le second ministère de cet homme d'Etat, ayant été envoyé comme commissaire royal à Milan, sa conduite y fut remarquée. M. Visconti-Venosta est entouré de l'estime universelle; son passé politique lui assure la vénération des Italiens, mais on craint que son age avancé ne lui permette point de diriger notre politique étrangère avec le soin et la décision qui serait nécessaire. Quelques-uns des nouveaux sous-secrétaires d'Etat représentent de vraies valeurs politiques; spécialement le député Pietro Bertolini, sous secrétaire à l'intérieur, qui vient dernièrement de publier sur le Gouvernement local en Angleterre un livre qui a été fort loué et le député Guido Fusinato, sous secrétaire aux affaires étrangères, l'un des meilleurs professeurs de droit international, à l'Université de Turin.

Parmi les chefs de parti à la Chambre, le seul qui, avec beaucoup d'intelligence et de bonne volonté, ait aidé M. Pelloux dans la formation du nouveau cabinet, fut M. Sonnino. Le nouveau cabinet compta ainsi plusieurs amis intimes, personnels et politiques, de M. Sonnino, comme MM. Salandra et Bertolini, d'autres qui furent ses collègues au gouvernement et lui restèrent fidèles, comme MM. Boselli et San-Giuliano. M. Baccelli demeura au ministère et personne n'y entra qui lui fùt décidément opposé. Et de plus, à la Chambre, M. Sonnino, avec son autorité parlementaire incontestée, a toujours jusqu'à présent donné son concours au ministère et l'a même plusieurs fois sauvé. Aussi, a-t-on pu dire que

le

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