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plusieurs fois ils avaient dû subir des pressions et recevoir des ordres de Palizzolo, tout puissant à Rome auprès des ministères parce qu'il avait à Palerme une grande influence électorale et que tous le considéraient, sinon comme le chef, du moins comme un des chefs les plus influents de la maffia (1). Palizzolo n'était pas un parlementaire influent, il n'était point orateur et ne s'était jamais montré doué de qualités politiques spéciales; à l'origine, il appartenait au groupe autonomiste, c'est-à-dire de ces hommes qui n'avaient pas voulu que la Sicile fût réunie à l'Italie et qui, une fois l'union accomplie, auraient voulu qu'elle jouit d'une pleine autonomie administrative. Dans les derniers temps, il s'était rapproché de M. di Rudini; il avait figuré sur la liste des candidats patronnée par celui-ci pour le conseil municipal de Palerme et avait même reçu une décoration d'un rang très élevé. Cependant, lorsqu'on constitua à Palerme un comité pour la célébration du 80e anniversaire de M. Crispi, il avait, comme presque tous les députés et sénateurs siciliens, à quelque parti politique qu'ils appartinssent, accepté d'en faire partie. A la Chambre Palizzolo ne jouissait d'aucune estime; il n'avait pas d'amis parce qu'on se défiait de lui. Aussi la déposition du lieutenant Notarbartolo, malgré sa gravité, et malgré les fiers démentis de Palizzolo lui-même, ne rencontra pas d'incrédules.

Palizzolo étant couvert par l'immunité parlementaire, l'autorité judiciaire ne pouvait s'assurer de lui sans la permission de la Chambre ; d'autre part, accusé par le fils d'un homme assassiné, on pouvait aussi admettre que l'accusation fût précipitée. Il fallait donc d'un côté rendre certains et contrôler les faits imputés à Palizzolo, mais sans éveiller en lui des préoccupations ou des craintes qui pussent le pousser à s'enfuir; d'autre part, il importait qu'une fois l'arrestation décidée la demande d'autorisation fût présentée et discutée avec un soin extrême et aussi accordée sans tergiversation. C'est ce qui fut fait. Palizzolo protesta contre l'accusation portée contre lui: il intenta un procès à l'accusateur et à ceux qui avaient confirmé ses dires. Voyant que ses collègues de Rome s'écartaient de lui, il retourna à Palerme où ses partisans l'accueillirent avec une manifestation improvisée. L'autorité judiciaire paraissait ne plus s'occuper de lui et l'on commençait déjà à murmurer. Mais, le 8 décembre, était présentée à la Chambre une requête du procureur général du Roi à Palerme, tendant à obtenir l'autorisation de procéder contre Palizzolo, accusé d'assassinat par mandat et de péculat. La Chambre décida de discuter de suite la demande, elle se rassembla dans les bureaux. Après quelques heures, la séance était reprise et le rapport concluait en faveur de la demande, qui fut accueillie à l'unanimité, avec déclaration que la faculté d'arrêter la personne était aussi concédée. Le ministère avait suspendu le service télégraphique avec la Sicile, afin que l'accusé ne pût être avisé d'avance des discussions de la Chambre. A peine la délibération fut elle terminée que la police de Palerme, informée par télégraphe, procéda à l'arrestation de Palizzolo; on arrêta en même temps un grand nombre

(1) Ici l'on devrait dire ce qu'est la maffia, ce sera l'objet d'une étude spéciale,

d'individus soupçonnés de faire partie de la maffia; beaucoup d'autres prirent la fuite. Le gouvernement fit connaître au Parlement sa ferme intention d'extirper la plaie honteuse de la maffia, sans égard pour personne. En attendant, les fonctionnaires qui, en déposant devant la Cour d'assises de Milan, avaient montré quelques réticences ou confessaient avoir subi des pressions, ou, de quelque autre manière, autorisaient à croire qu'ils n'avaient point fait leur devoir, étaient inexorablement frappés de mesures disciplinaires, quelques-unes très graves: certains même furent destitués, mis en non-activité, ou admis d'office à faire valoir leurs droits à la retraite.

Le procès de Milan ne pouvait manifestement pas aboutir; les faits nouveaux réclamaient un supplément d'instruction qui devait faire apparaître d'autres et nouvelles responsabilités; cela rendit nécessaire une ordonnance de renvoi qui fut en effet promulguée.

XXI. DEPOSITION DU GÉNÉRAL MIRRI, MINISTRE DE LA GUERRE DANS LE PROCÈS. SA DÉMISSION. Parmi les séances de ce procès, la plus remarquable fut celle au cours de laquelle déposa le général Mirri, ministre de la guerre. Vu sa qualité de ministre, celui-ci aurait pu se faire exempter de déposer comme témoin en séance publique et demander à être interrogé par un juge délégué. Au lieu de cela, il se présenta à la barre de la cour d'assises. Avec beaucoup de franchise il se déclara convaincu de la culpabilité de Palizzolo et ajouta que si c'était plusieurs années seulement après le crime que l'on avait pu commencer un procès, et si celui-ci ne comprenait pas tous les coupables, la faute en était à la magistrature d'instruction de Palerme qui, dans sa façon de procéder, avait fait preuve de maladresse et de négligence et qui pouvait même être soupçonnée de quelque connivence avec la maffia. Pour se rendre compte de la gravité de cette déposition, il faut se rappeler que M. Mirri était commandant du corps d'armée de Palerme et directeur général de la sûreté publique dans l'île peu de temps après l'assassinat de M. Notarbartolo. Aussi, que M. Mirri eût dit la vérité, ou au moins beaucoup de choses vraies, c'est ce dont tout le monde était persuadé, le sachant incapable de mentir, et ses paroles étant, du reste, confirmées par tout ce que le procès révélait; il y avait de plus ce fait remarquable, qu'immédiatement après que M. Mirri eut quitté l'île, le procureur général du Roi à Palerme, M. le commandeur Venturini, avait été invité par le ministre à faire valoir ses droits à la retraite.

M. Venturini, ainsi mis directement en cause par le général Mirri, ne demanda pas à être entendu par la cour d'assises, mais il se laissa interviéwer par un journaliste de l'opposition auquel il permit de lire et de copier. deux lettres à lui adressées par M. Mirri alors qu'ils se trouvaient ensemble à Palerme. Dans une de ces lettres (de caractère privé et confidentiel) M. Mirri recommandait au procureur général d'examiner s'il était en son pouvoir de mettre en liberté provisoire une personne qui était sous le coup d'une accusation de coups et blessures (reato di sangue). Dans la seconde, M. Mirri faisait savoir à M. Venturini que le député républicain Colajanni déclarait publiquement qu'un recours formé par lui en matière 'd'inscriptions électorales serait jugé en sa faveur s'il était renvoyé à une

section déterminée de la Cour d'appel et non aux autres; M. Mirri priait le procureur général de surveiller ces menées de M. Colajanni et finissait (dans l'espèce il s'agissait de questions relatives au collège de M. Damiani) en disant : « Il faut que M. Damiani soit élu, car il représente M. Crispi ». Il faut ajouter que la mise en liberté provisoire ne fut point accordée à l'inculpé dont parlait la première lettre, et que le recours électoral fut précisément jugé par la section de la Cour d'appel désirée par M. Colajanni, laquelle pourtant rendit une sentence contraire; l'autorité judiciaire ne fut donc nullement violentée; elle conserva sa parfaite liberté et M. Mirri ne se plaignit point. De plus, il s'agissait de lettres privées et non officielles; eût-on voulu même les considérer comme officielles, elles ne contenaient point d'ordres, mais des informations et des demandes. Enfin, il faut se souvenir que M. Mirri était directeur de la sûreté publique de l'île et que le procureur général est,non seulement magistrat, mais aussi, comme tous les officiers du ministère public, représentant du pouvoir exécutif auprès de l'autorité judiciaire, ainsi que l'établit l'article 129 de la loi sur l'organisation judiciaire.

Ce n'était donc point le cas d'accorder une grande valeur à ces documents, cependant l'opposition fit là-dessus un tel bruit que M. Mirri donna sa démission. Peut-être l'illustre général n'eût-il point ainsi poussé les choses à l'extrême s'il n'eût eu des raisons d'un autre ordre qui l'enga geaient à abandonner son portefeuille ; nous en parlerons plus loin.

XXII. QUESTION DE LA MARINE de guerre. Au nombre des questions qui intéressent le plus la politique italienne se trouve en premier lieu celle de la marine de guerre. L'Italie, qui avait précédé les autres nations dans la construction des navires les plus perfectionnés, s'est ensuite laissée distancer, un peu par des raisons financières, un peu par suite de la légèreté et de la nonchalance de nos milieux politiques; au point que nos marins les plus expérimentés ne craignent pas de déclarer qu'en cas de guerre dans la Méditerranée la flotte italienne aurait eu grand' peine à défendre les côtes et n'aurait jamais pu se risquer à livrer bataille en haute mer. C'était là une exagération, cependant la question était grave, étant données surtout les conditions peu florissantes du budget. M. le ministre Bettolo remit les choses au point dans un discours prononcé au Sénat à l'occasion de la discussion du budget de la marine. Il dit qu'avec 40 millions de lires et au prix de certaines économies il assurerait l'amélioration et l'augmentation de la flotte. En 1904, on aura en ligne 20 cuirassés : les navires d'ancien type ne seront pas inutiles et serviront à la défense; d'ici peu l'Italie aura dix nouveaux destroyers. Les navires seront toujours armés et prêts à prendre la mer; les équipages ne seront pas laissés dans l'inaction. En somme le ministre a dit qu'il surmonterait toutes les difficultés et porterait la marine à la hauteur que tous désiraient. Ce discours produisit un très grand effet. Le budget fut voté au scrutin secret à l'unanimité; cela est tout à fait nouveau dans les annales du Parlement italien.

XXIII. QUESTION DE L'ARMEMENT DE L'ARMÉE.- Une autre question grave

est celle qui concerne l'armée et spécialement le nouvel armement de l'artillerie. Le général Mirri, à peine appelé au ministère, déclara franchement qu'il ne continuerait pas à diriger ce département, si on ne lui donnait pas les moyens nécessaires pour compléter l'armement de l'armée en la dotant de canons en rapport avec les progrès de la balistique.

Ces idées de M. Mirri, respectables en ce qu'elles montraient la franchise et la bonne foi de l'homme, ne pouvaient être acceptées par les ministres des finances et du trésor, épouvantés de la grande dépense qu'elles auraient occasionnée; et c'était là, dans le ministère, une vraie cause de dissidence, quoique toujours habilement dissimulée. M. Pelloux, qui, sortant de l'artillerie, est aussi très au courant des questions techniques, s'efforçait de trouver un terrain de conciliation; cela ne paraissait pas facile lorsque survint l'incident à la suite duquel M. Mirri donna sa démission; aussi bien beaucoup pensèrent-ils qu'elle n'aurait pas été don· née, maintenue et acceptée, si la question de l'artillerie avait pu être résolue conformément aux idées de M. Mirri.

M. Pelloux a pris la direction provisoire du ministère de la guerre; il a déjà présenté un projet de loi assurant la transformation graduelle de l'artillerie sans de trop lourdes charges pour le budget. Ce projet sera discuté au printemps; cependant, le fait que le nouveau ministre de la guerre n'est pas encore nommé laisse penser que ce projet n'est qu'un expédient de caractère parlementaire et non un vrai et propre moyen de mettre l'armée en état de remplir sa mission.

XXIV. CRITIQUES ADRESSÉES AU MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE. Depuis quelque temps, les agissements du ministre de l'instruction publique soulèvent quelque mécontentement, non seulement dans le pays, mais aussi dans les assemblées législatives. On lui reproche spécialement les nominations de professeurs faites sans concours, contre les vœux de la Faculté, malgré les avis du Conseil supérieur; il a dû ainsi retirer quelques nominations faites, tandis que d'autres suscitent des plaintes et provoquent des protestations. On lui reproche aussi de trop grandes facilités accordées pour l'inscription aux cours supérieurs, qui remplissent les universités d'incapables et affaiblissent la discipline dans les écoles secondaires et supérieures. Attaqué énergiquement au Sénat par un des plus illustres professeurs d'Italie, M. Cardarelli, le ministre se défendit faiblement et, seule, l'inexpérience parlementaire de l'interpellant lui permit de se soustraire à un vote contraire. Ces jours derniers on discuta à la Chambre le budget de son ministère; il n'assistait point à la séance, étant malade. Cela empêcha les orateurs hostiles à son action personnelle de prendre la parole pour l'attaquer à fond; mais lorsque le vote au scrutin secret fut terminé, on trouva dans l'urne 81 boules noires ; d'autre part plusieurs députés ministériels s'étaient abstenus de prendre part au

vote.

XXV. M. PELLOUX ET SON ADMINISTRATION DE L'INTÉRIEUR. M. BONASI AU MINISTÈRE DE grace et Justice. On peut dire que, pris dans son ensemble, le ministère éprouve quelques tiraillements parce que quelques-uns de

ceux qui le composent sont faibles; cependant l'action administrative de M. Pelloux au ministère de l'intérieur est l'objet de louanges presque universelles; l'ingérence parlementaire dans l'administration est, sinon supprimée, du moins fort réduite : les députés ne commandent plus aux préfets et n'intriguent plus dans les corps locaux; la sécurité publique est améliorée et toutes les autorités se sentent soutenues et défendues. Des louanges unanimes sont de même accordées à M. Bonasi, ministre de grâce et justice, qui reste inaccessible à toute influence, juste, respectueux de l'indépendance de l'ordre judiciaire; les magistrats savent qu'ils seront toujours guidés et défendus, à condition de ne point manquer à leurs devoirs, et que, s'ils y manquent, ils seront frappés inexorablement. Si M. Bonasi n'est pas emporté par les tempêtes parlementaires, le problème de la magistrature se trouvera résolu, car il vient, justement dans ces derniers jours, de présenter au Parlement une série de projets de loi pour améliorer les conditions économiques et morales des magistrats et pour les rendre en tout dignes des fonctions si éminentes qui leur incombent.

La

XXVI. SITUATION RÉCIPROQUE DE LA MAJORITÉ ET DE L'OPPOSITION. majorité qui soutient le ministère est suffisamment nombreuse, mais elle n'est ni bien disciplinée, ni laborieuse, ni compacte. Cela tient comme on l'a déjà fait observer, à ce fait que le chef du cabinet n'est pas un parle. mentaire, mais seulement un homme de gouvernement, et que le cabinet ne renferme pas de parlementaires et d'orateurs sachant s'imposer par leur parole ou par leur habileté dans le maniement des groupes et des partis à la chambre élective. Cette faiblesse organique de la majorité pourrait mettre le ministère en péril si l'opposition était compacte et bien guidée. Mais l'opposition est plus relâchée et plus négligente encore que la majorité et, de plus, elle est divisée. Les chefs de groupe ne se voient presque jamais à la Chambre; ils y font de temps en temps quelque rare apparition, parlent sur des questions incidentes, évitent les grandes discussions, parce qu'ils ne veulent révéler ni leur faiblesse, ni la discorde qui les divise. Toutefois, cette situation parlementaire ne peut durer: s'il en était autrement, la dissolution de la Chambre élective s'imposerait. On parle de cette dissolution comme d'une chose possible au printemps; certainement on y aurait recours dès à présent si l'extrême gauche reprenait sa tactique d'obstruction lors de la discussion du décret-loi ou des dépenses militaires. A mon avis le ministère commettrait une faute en se présentant au pays tel qu'il est actuellement composé. Pour obtenir un bon résultat des élections, M. Pelloux devrait le reconstituer en se débarrassant des éléments faibles et mal vus par l'opinion, en les remplaçant par des éléments forts, présentant la garantie de savoir bien administrer le ministère qui leur sera confié. A cette condition seulement l'opposition constitutionnelle et les partis extrêmes peuvent être vaincus, ces derniers surtout qui ne cessent point de tenter l'agitation du pays par tous les moyens.

Sierra, décembre 1899.

DOMINIQUE Zanichelli.

Professeur de droit constitutionnel à l'Université de Sienne,

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