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du 17 juillet 1900 (article 3), – -on s'est refusé jusqu'ici à les dispenser de s'adresser à une juridiction qu'on prétend disparue. Le décret du 2 novembre 1864 (art. 7) est devenu inutile à ceux pour qui il avait été fait; et le Conseil d'Etat a réformé la théorie du ministre-juge pour ceux seulement qui n'en avaient pas impérieusement besoin. Aujourd'hui, grâce à l'article 3 de la loi du 17 juillet 1900, les créanciers de l'Etat se trouvent dans la même situation que celle faite par l'article 7 du décret du 2 novembre 1864 aux particuliers qui avaient à exercer un recours hiérarchique: pour eux le ministre est toujours un juge, car il faut qu'ils le saisissent; mais ils ne sont plus obligés d'attendre indéfiniment sa décision : quand le ministre s'est abstenu de statuer pendant quatre mois, ils ont le droit de saisir le Conseil d'Etat. La juridiction ministérielle est ainsi partiellement corrigée, et, dans certaines circonstances, presque supprimée; elle subsiste toujours. Elle ne disparaîtra que le jour où l'on dispensera le plaideur de s'adresser au ministre. C'est une réforme qui peut se faire par voie de jurisprudence, comme celle qui a suivi le décret du 2 novembre 1864. Espérons qu'elle ne se fera pas plus attendre après la loi de 1900 que l'autre ne s'est fait attendre après le décret de 1864.

Si les créanciers de l'Etat qui ressortissent au Conseil d'Etat avaient été traités comme ceux qui ressortissent au Conseil de préfecture et aux tribunaux judiciaires, s'ils avaient pu le saisir avec la même liberté, la théorie de « l'Etat débiteur »> aurait perdu ce qu'elle avait de troublant ; elle aurait été, pour ainsi dire, pacifiée. Elle se serait réduite à une question de compétence entre le Conseil d'Etat et les tribunaux judiciaires. Or, comme, aux yeux non prévenus, le Conseil d'Etat offre au moins autant de garantie en ces matières que les tribunaux judiciaires, on aurait vu sans préoccupations s'établir la règle que c'est le Conseil d'Etat qui, en principe, est compétent pour statuer sur les dettes de l'Etat. Mais, tant que la compétence du Conseil d'Etat a signifié : le créancier n'a pas le droit de s'adresser au tribunal avant que le ministre ait bien voulu statuer, il pouvait paraître grave à ceux même qui ont le plus confiance dans la juridiction du Conseil d'Etat de reconnaître sa compétence. Ces deux questions question

de compétence, et question de droit à la justice ou d'exclusion de la justice n'ont pas toujours été suffisamment distinguées par ceux qui traitent de « l'Etat débiteur » (1). Elles ne sont pas de même ordre, elles n'engagent pas les mêmes préoccupations (2).

La raison qui a empêché le Conseil d'Etat de considérer comme recevables les demandes formées en dehors du cas de recours hiérarchique, c'est que, en dehors de ce cas, c'est-àdire en l'absence d'une décision administrative, on ne rencontre pas les éléments d'un débat contentieux, on n'est pas dans les conditions de formation du contentieux administratif. M. Laferrière développe cette idée dans une page que nous allons remettre sous les yeux du lecteur (3).

<< Le Conseil d'Etat possède-t-il, en dehors des attributions que nous venons d'énumérer, une juridiction ordinaire, c'està-dire le droit de statuer sur les litiges administratifs auxquels la loi n'a pas assigné d'autre juge? Cette question a été longtemps débattue; elle est aujourd'hui résolue dans le sens de l'affirmative par la jurisprudence du Conseil d'Etat. Mais, pour apprécier la solution qui a prévalu et pour en déterminer la portée, il faut d'abord se garder d'une confusion entre la notion du juge ordinaire en matière administrative et en matière judiciaire. Devant les tribunaux judiciaires toute partie peut citer directement son adversaire et exposer de plano au juge ses prétentions et ses griefs; on appelle juge ordi

(1) V. notamment une thèse cependant distinguée : MESTRE, De l'autorité compėtente pour déclarer l'Etat débiteur, Paris, 1899, passim, spécialement p. 6 et suiv., 57 et suiv., p. 120.

(2) Ceux qui assimilent les tribunaux administratifs à l'autorité administrative (v. notre 4 article, Revue du droit public et de la science politique, sept.-octobre 1900, p. 240, 241 et note 1) prétendront que, le Conseil d'Etat statuant, c'est encore l'administration qui statue. Nous n'en croyons rien, pour notre compte. En tous cas, nous acceptons sans difficulté que l'administration statue sous cette forme; nous n'admettons pas, au contraire, qu'elle statue par l'organe des ministres. Si la maxime que « les créances sur l'Etat ne peuvent être réglées qu'administrativement » est réduite à ce sens ; « c'est le Conseil d'Etat qui, en principe, est compétent pour statuer sur les dettes de l'Etat », nous n'y faisons pas la moindre objection. L'habitude prise de confondre les tribunaux administratifs avec l'autorité administrative est ce qui a empêché de distinguer suffisamment les deux questions d'ordre si différent dont nous parlions tout à l'heure.

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naire celui qui peut apprécier toutes les demandes, quelles qu'elles soient, par cela seul que la loi n'en a pas déféré le jugement à une juridiction spéciale, qui n'est alors qu'un juge d'exception à l'égard du juge ordinaire: c'est ainsi que le tribunal civil d'arrondissement, juge ordinaire, a plénitude de juridiction dans toutes les affaires qui n'ont pas été attribuées aux tribunaux de commerce, aux juges de paix, ou à d'autres juridictions spéciales. Devant les tribunaux administratifs les parties ne sont pas admises, en général, à citer directement l'administration et à formuler de plano leurs réclamations contre elle. L'objet du débat contentieux est une décision préalablement prise par un administrateur et que la partie critique comme contraire à son droit. Cette décision est, en quelque sorte, la matière première du débat contentieux; si elle n'existe pas, il faut que la partie la provoque afin de pouvoir lá dénoncer au juge. Cela est d'ailleurs conforme à la notion même du contentieux administratif, qui naît d'une opposition entre l'action administrative manifestée par un acte de gestion ou de puissance publique, et le droit d'une partie qui se prétend lésée par cette action. L'expression de « juge ordinaire du contentieux administratif » doit donc être comprise comme si l'on disait : «juge ordinaire des décisions administratives qui donnent lieu à réclamation contentieuse. » Ainsi entendue, cette fonction juridictionnelle générale appartient au Conseil d'Etat, qui est le véritable juge des décisions administratives, — actes de gestion ou de puissance publique, toutes les fois qu'une autre juridiction n'a pas reçu mission d'en connaître. Cette idée s'accorde d'ailleurs avec la disposition de la loi du 24 mai 1872 (art. 9), d'après laquelle le Conseil d'Etat «< statue souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative. » La doctrine moderne a donc avec raison renoncé à l'idée antérieurement admise, d'après laquelle les ministres étaient considérés comme juges ordinaires, parce que l'on confondait avec une fonction juridictionnelle le droit qu'ils ont de prendre des décisions au nom de l'Etat et de réformer les actes de leurs subordonnés. » M. Laferrière (1) revient à

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(1) T. I, 2e éd., P. 462.

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cette idée à propos des « attributions des ministres en matière contentieuse >>> : « Des cas où le recours au Conseil d'Etat

doit être précédé d'une décision ministérielle. Quoique les ministres ne soient pas des juges, une décision émanée d'eux n'en est pas moins, dans beaucoup de cas, un élément nécessaire du débat contentieux. Ainsi que nous l'avons dit en expliquant la nature de la juridiction ordinaire du Conseil d'Etat, cette juridiction a pour objet, non de simples prétentions des parties, mais l'opposition qui se produit entre ces prétentions et une décision administrative qui devient le véritable objectif de l'instance contentieuse ».

On se demande au premier moment si c'est parce que le Conseil d'Etat est juge ordinaire, qu'il ne peut pas statuer sans une décision préalable de l'administration. Ainsi s'expliquerait que la règle ne concerne que le Conseil d'Etat. L'avertissement que l'auteur nous donne : « Il faut se garder d'une confusion entre la notion du juge ordinaire en matière admiuistrative et en matière judiciaire », prête à cette interprétation (1). Juge ordinaire ne signifie pas qui statue dans d'autres conditions que les autres, ni surtout qui est moins accessible aux justiciables, mais qui est compétent toutes les fois qu'un autre tribunal n'a pas été déclaré compétent par la loi. Nous ne croyons pas que la pensée de M. Laferrière ait été de modifier cette notion traditionnelle et jusqu'ici incon

(1) C'est le sens qui a frappé M. DUCROCO, comme il apparaît au no 529 (7° éd. t. II, p. 185) de son grand ouvrage, qui est visiblement une réponse à ce passage. M. Ducrocq soutient que l'ancien système d'après lequel le Conseil d'Etat est juge d'appel et les ministres juges ordinaires de première instance, a seul « une base légale ». Il vient d'établir que les textes généraux qui ont successivement régi le Conseil d'Etat, y compris la loi du 24 mai 1872 (art. 9), invoquée par M. Laferrière, sont plus conformes à cette interprétation. Il ajoute (no 529): « Il n'est pas possible d'échapper à cette démonstration en alléguant que le droit administratif ne comporte pas de juge ordinaire dans le même sens que dans le droit privé. Cette prétention n'est pas plus fondée que la précédente. En droit administratif, comme en droit civil, il faut un juge ordinaire et de droit commun. Cela revient à dire purement et simplement qu'en toute matière il faut un juge compétent, lorsque la loi n'en désigne aucun pour un litige déterminé. Peu importent les conditions et les formes du litige. En droit civil, comme en droit administratif, les conditions du droit d'action ne diffèrent pas il faut un intérêt, il faut un droit. Le Conseil d'Etat est le juge ordinaire et de droit commun de la juridiction administrative au second degré, dans le sens même où ces mots sont employés dans l'ordre judiciaire ».

REVUE DU DROIT PUBLIC.

T. XIV.

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testée il définit lui-même la juridiction ordinaire « le droit de statuer sur les litiges administratifs auxquels la loi n'a pas assigné d'autre juge ». Son argumentation nous paraît devoir se résumer ainsi : « Quel est le juge ordinaire du contentieux administratif? C'est le Conseil d'Etat à l'exclusion des ministres. N'en concluez pas que l'on puisse désormais s'adresser au Conseil d'Etat sans s'adresser préablement au ministre. Quoique le Conseil d'Etat soit juge ordinaire, il reste soumis aux condiditions qui dominent tous les tribunaux administifs; or, c'est une règle générale, inhérente à la notion mème du contentieux administratif, que les tribunaux administratifs ne peuvent être saisis qu'après une décision préalable de l'autorité administrative ». Ce qui infirme la démonstration, c'est que cette « règle générale » est une règle particulière au Conseil d'Etat (1).

(1) L'éminent auteur que nous analysons le reconnaît lui-même dans un passage que nous avons cité (p. 2, note 3) et dans le passage suivant (T. 1, 2• éd., p. 464): « On a quelquefois ajouté à ces différents cas (où le ministre doit statuer avant le Conseil d'Etat) celui où le cahier des charges d'un marché porterait que les difficultés relatives à son exécution seront jugées administrativement par le ministre, sauf recours au Conseil d'Etat. Mais nous pensons que ce cas doit être écarté. En effet, de deux choses l'une ou bien le marché contenant cette clause serait un marché de fournitures pour l'exécution duquel le ministre représente l'Etat, et alors la clause serait inutile puisque le ministre puise son droit de décision dans sa fonction même de représentant de l'Etat ainsi que nous l'avons rappelé ci-dessus ; ou bien le marché serait de ceux dont le contentieux appartient, d'après la loi, à une juridiction administrative de premier ressort, et dans ce cas la clause qui prétendrait attribuer juridiction au ministre serait illégale comme dérogeant aux compétences établies par la loi ». Et en note: Le Conseil d'Etat admet que les marchés dont le contentieux appartient aux conseils de préfecture peuvent réserver aux ministres certains pouvoirs de vérification et d'appréciation administrative, mais non de juridiction. L'entrepreneur qui saisirait le conseil de préfecture sans avoir préalablement soumis sa réclamation au ministre ne commettrait donc pas une infraction aux règles de la compétence, mais on pourrait relever contre lui une infraction aux règles de la procédure que son contrat lui imposait, et considérer sa requête comme irrégulièrement formée (C. d'Etat, 19 janvier 1883, Lefebvre) ». — Nous aurions beaucoup de peine à approuver cet arrêt. Le résultat est le même que si l'on considérait le contrat comme ayant pu valablement modifier les règles de la compétence. Le passage que nous venons de citer appelle quelques réflexions, indépendamment de la constatation que nous en voulions tirer. On est tenté de s'étonner que le ministre représente l'Etat pour l'exécution des marchés de fournitures et ne le représente pas pour l'exécution des marchés de travaux publics; et que cette circonstance lui donne dans le premier cas un droit de décision qu'il n'a pas dans l'autre. On ne peut manquer non plus d'être frappé de la distinction établie par 'auteur entre le Conseil d'Etat et les juridictions administratives

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