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tous les actes de l'exécutif et peut lui imposer sa volonté pour la direction du gouvernement ou de l'administration: c'est un fameux partage d'attributions. Enfin le pouvoir judiciaire, entendu comme M. Jacquelin le veut des seuls tribunaux judiciaires, n'a pas non plus la « plénitude d'exercice de ses attributions naturelles », puisque tout le contentieux administratif est en dehors de son domaine, et que la Haute Cour est un autre retranchement fait à «ses attributions naturelles ».

La question de savoir s'il y a deux ou trois pouvoirs se ramène à savoir s'il y a deux ou trois fonctions irréductibles l'une à l'autre. Pour les uns il n'y en a que deux, pour les autres il y en a trois. M. Jacquelin ne pouvait pas songer à discuter cette question, étant donné qu'il considère la séparation des pouvoirs et la séparation des fonctions comme deux principes distincts et, jusqu'à un certain point, différents. Par instants, on voit poindre chez lui l'idée que la séparation des pouvoirs se résout en une séparation des fonctions (1), mais ce sont amorces qu'il ne suit pas. Il en est détourné par une conception de la «< séparation des fonctions » que nous examinerons plus loin. Disons un mot de cette discussion à laquelle sa plume s'est refusée.

La question de savoir s'il y a deux ou trois pouvoirs doit tout d'abord, nous dirons même doit tout entière se discuter et se résoudre dans l'ordre abstrait. Montesquieu, quand il distinguait les trois pouvoirs, a pu être inspiré par la constitution anglaise; mais il proposait à tous les Etats un type d'institutions supérieur, idéal, ce qui prouve bien qu'il raisonnait dans l'ordre abstrait. Le législateur, le constituant, pour organiser les pouvoirs publics, doivent s'inspirer à la fois de l'expérience et des principes qui sont fournis par l'analyse de la souveraineté considérée en soi. C'est à la lumière des mêmes

(1) « Il n'y a qu'un pouvoir, le pouvoir social; mais l'expérience a démontré que lorsque les divers attributs (fonctions) de ce pouvoir se trouvent placés dans une même autorité... (p. 21) ». « La séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire signifie que le juge ne doit pas administrer, et que l'administrateur ne doit pas juger (fonctions d'administrer et de juger) (p. 21) ». Pour organiser la séparation des pouvoirs, la loi des 16-24 août 1790 a disposé de la façon suivante : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives (p. 25)».

principes combinés avec les données de l'expérience qu'on pourra juger les constitutions et les législations positives, voir ce qu'elles valent et quel système elles consacrent.

Voici comment raisonnent les partisans des deux pouvoirs.On ne peut distinguer que deux pouvoirs dans l'Etat : le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif; l'un qui fait la loi, l'autre qui la fait exécuter. Seulement le pouvoir exécutif se subdivise en deux branches : l'administration et la justice. Cette classification est imposée par la nature des choses: il est impossible de distinguer plus de deux fonctions dans l'Etat, faire la loi, et la faire exécuter (1). Il y a plusieurs moyens de procurer, l'application de la loi, et la justice est un de ces moyens, mais dès lors que la justice concourt à procurer l'exécution de la loi, elle rentre, par définition, dans la notion du pouvoir exécutif (2). Sans doute, la justice doit être distincte et indépendante du pouvoir exécutif (3). Mais, en sous-distinguant dans le pouvoir exécutif l'administration et la justice, on arrive parfaitement à ce résultat. On y arrive en proclamant comme un principe essentiel que les deux autorités, administrative et judiciaire, doivent être séparées (4). Il ne peut être question de séparation des pouvoirs, puisque nous n'a

(1)« L'esprit ne peut concevoir dans la constitution des sociétés que deux puissances celle qui crée la loi et celle qui fait exécuter la loi; de sorte qu'il n'y a pas de place pour une troisième puissance à côté des deux premières ». Ducrocq,, Cours de droit administratif et de législation française des finances, 7 éd., 1897, t. I, no 35).

(2) Id. ib. : « Quiconque, dans le pays, est chargé à un titre quelconque de l'application des lois, participe de la puissance exécutive. Or, l'autorité judiciaire est chargée de l'application des lois de droit privé et d'ordre pénal, de même que l'autorité administrative est chargée de l'application des lois d'intérêt général ; dans un cas comme dans l'autre, il s'agit, au même titre, d'appliquer la loi et d'assurer son exécution, ce qui est la mission du pouvoir exécutif ».

(3) Id., no 33. « Cette théorie (qui fait de la justice une branche du pouvoir exécutif) ne signifie pas que le pouvoir exécutif a le droit de peser sur les décisions de l'autorité judiciaire ou de les lui dicter. La loi, en déléguant la justice à des tribunaux hiérarchiquement constitués et en les investissant d'un pouvoir propre, a eu pour but de mettre obstacle à cet abus, et cela pour les tribunaux administratifs comme pour ceux de l'ordre judiciaire ».

(4) Id. ib. « Un second principe de droit public, parfois confondu avec celui de la séparation des pouvoirs et qui ne fait que se souder à lui, a pour objet de proclamer la séparation de l'autorité administrative et de l'autorité judiciaire. De même qu'il doit y avoir séparation des deux pouvoirs législatif et exécutif, de même il doit y avoir et il y a séparation des deux autorités administrative et judiciaire, formant deux branches parallèles et distinctes du pouvoir exécutif »

vons pas affaire à deux pouvoirs; mais la séparation des deux autorités équivaut, pour l'indépendance de la justice, à ce que serait la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire (1). La séparation des autorités et la séparation des pouvoirs assurent de la même façon l'indépendance et la bonne organisation de la justice à tel point qu'il est oiseux de discuter pour savoir si l'autorité judiciaire est un troisième pouvoir ou n'est qu'une autorité (2).

Nous verrons ce qu'il faut penser de cette équivalence entre la séparation des autorités et la séparation des pouvoirs. Mais étudions d'abord le raisonnement qui conduit à n'admettre que deux pouvoirs.

Si l'on commence par dire : « On ne conçoit que deux pouvoirs dans l'Etat, faire la loi et la faire exécuter; le premier s'appelle pouvoir législatif et le second, pouvoir exécutif », la conséquence nécessaire sera évidemment que le pouvoir judiciaire ne peut être qu'une variété de l'un ou de l'autre. De même, si l'on pose en principe que tout ce qui tend à procurer l'exécution de la loi rentre dans le pouvoir exécutif, dans une seule notion identique, il faudra bien encore que l'on fasse du pouvoir judiciaire une sous-division et une dépendance du pouvoir exécutif. Mais raisonner ainsi, c'est partir d'un a priori, c'est purement et simplement affirmer ce qui est en question. Ce n'est pas un procédé légitime que de partir d'une définition a priori pour conclure à l'identité des deux pouvoirs, exécutif et judiciaire ; il faut, au rebours de cette méthode, commencer par se placer matériellement en face de

(1) Id. no 34. « Ce que nous venons de dire de la nécessité de la séparation des diverses branches du pouvoir exécutif enlève tout intérêt pratique, à ce point de vue (au point de vue du résultat qu'on se propose d'atteindre par la séparation des fonctions), à la question de savoir si l'autorité judiciaire est, comme nous venons de le dire, une branche distincte du pouvoir exécutif, ou si elle est, au contraire, un troisième pouvoir primordial dans l'Etat ».

(2) M. Ducrocq est convaincu que la séparation des autorités assure aussi bien que la séparation des pouvoirs, l'indépendance et la bonne organisation de la justice; cependant il ne croit pas inutile de discuter pour savoir si l'autorité judiciaire est un troisième pouvoir ou n'est qu'une autorité. La théorie des trois pouvoirs lui paraît présenter ce danger « de pousser, sciemment ou non, à l'élection des magistrats » (Op. cit., no 36). Il sent que séparation des pouvoirs et sépa ration des autorités contiennent en germe des systèmes d'organisation judiciaire tout différents. Nous verrons, en outre, que l'indépendance de la justice est aussi intéressée à la question que sa bonne organisation.

chacun de ces pouvoirs, relever leurs caractères respectifs, et en déduire leur identité ou leur irréductibilité. M. Ducrocq le sent bien; car, après avoir fait remarquer que « l'autorité judiciaire est chargée de l'application des lois de droit privé et d'ordre pénal, de même que l'autorité administrative est chargée de l'application des lois d'intérêt général », il éprouve le besoin d'ajouter : « Il n'y a de différence entre ces deux branches de la puissance exécutive, au point de vue de leur mission, que dans l'objet des lois auxquelles s'étend la compétence de chacune d'elles (1). Mais au point de vue de sa nature, leur mission est identique. Elle consiste, pour l'une comme pour l'autre des deux autorités, à participer, chacune dans sa sphère de compétence, à l'application des lois (2) ».

Nous nous sommes efforcé, en analysant les fonctions de juger et d'administrer, de démontrer que le juge et l'administrateur n'ont pas la même mission; qu'ils ne relèvent pas du même système hiérarchique, mais de systèmes hiérarchiques incompatibles ; qu'ils ne représentent pas la même puissance exécutrice. Nous ne reviendrons pas sur ces développe

(1) Nous en demandons pardon à notre cher et savant maître, M. Ducrocq, dont nous respectons plus que personne la haute autorité, et que nous avons le regret d'être amené à contredire en quelques points: l'idée qu'il exprime ci-dessus et que l'on retrouve chez d'autres auteurs, nous paraît inexacte. Les « lois d'intérêt général » aboutissent aux tribunaux aussi bien que les « lois de droit privé et d'ordre pénal » : non seulement aux tribunaux administratifs qu'on pourrait prétendre à tort n'être pas des tribunaux, mais aux tribunaux judiciaires. Quand on demande aux tribunaux d'appliquer, de sanctionner un acte administratif, par exemple un règlement, l'application des lois par les tribunaux s'ajoute à l'application des lois par l'administration et concourt avec elle. Quand on demande aux tribunaux de proclamer un droit violé par l'administration, l'action des tribunaux rectifie et limite l'action de l'administration; et comme l'administration est obligée de conformer ses actes aux décisions de justice rendues contre elle, on aboutit à une « application des lois par l'autorité administrative » redressée et rendue conforme au droit par les tribunaux : là encore les deux autorités concourent dans l'application d'une même loi. Il n'est pas de « lois d'intérêt général », pas de lois administratives, qui ne soient ainsi susceptibles de provoquer le concours des deux puissances, administrative et juridictionnelle. Ce qui fait la différence entre l'administration et la justice, ce n'est donc pas que la première est chargée de l'application de certaines lois, et la seconde, de lois différentes : c'est que l'application des lois par l'administration et l'application des lois par les tribunaux ne se ressemblent pas, ne se produisent pas dans les mêmes conditions, ne répondent pas au même besoin, ne se mantfestent pas par les mêmes procédés, et ne poursuivent pas le même but. (2) V. op. cit., no 35.

REVUE DU DROIT PUBLIC. - T. XIV

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ments antérieurs. Nous demanderons seulement aux partisans des deux pouvoirs : Qu'entendez-vous par « pouvoir exécutif »? Entendez-vous par là un groupe abstrait de fonctions de la puissance publique, pris par opposition à tout ce qui est législatif et initial; ou bien cette portion du pouvoir que détient et personnifie le chef de l'Etat ? Si vous adoptez le premier sens, la justice rentre effectivement dans la puissance exécutive; mais on ne peut tirer de là aucune conclusion pour trancher la controverse entre vous et nous. Si vous adoptez le second sens, vous avez tort de faire de la justice une branche du pouvoir exécutif, voici pourquoi. Une condition tout à fait première d'une bonne organisation de la justice, c'est que le chef de l'Etat ne la rende ni n'y participe, non plus que les ministres, non plus qu'aucune autorité administrative (1); c'est, en outre, que le chef de l'Etat, les ministres, les autorités administratives, non plus que le Parlement, n'aient aucun pouvoir sur les jugements, arrêts, décisions de justice, actes du juge en général; qu'ils ne puissent ni les dicter, ni les inspirer, ni les infirmer, ni les réformer, ni les casser (2). Comment dès lors soutenir que la justice rentre dans cette portion du pouvoir que détient et personnifie le chef de l'Etat ! Comment le soutenir, puisqu'il s'agit d'un pouvoir que le chef de l'Etat ne peut exercer et sur l'exercice ou les actes duquel il ne peut ni ne doit avoir aucune action! Le chef de l'Etat ou ses représentants, ses agents, ne peuvent même pas provoquer ou retenir l'action des tribunaux, si ce n'est en les saisissant comme plaideurs à la façon des particuliers, ou en se désistant, ou en les faisant saisir par le ministère public. Le principe d'impulsion des tribunaux n'est même pas dans le pouvoir exécutif, il n'y est qu'indirectement, comme il est dans les parti

(1) Sauf des exceptions importantes et qui se justifient par des raisons tout exceptionnelles, comme la cour des comptes, et les conseils de révision pour le recrutement de l'armée.

(2) Nous pouvons regarder tout cela comme démontré et le prendre pour point de départ. Personne ne le conteste plus en ce qui concerne les tribunaux judiciaires. On l'admet généralement aussi pour les tribunaux administratifs. La seule dérogation à ces principes qui subsiste aujourd'hui dans notre droit, c'est la participation du préfet aux jugements des conseils de préfecture; et elle disparaîtra un jour ou l'autre en droit, comme elle a déjà disparu en fait.

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