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Nous ne l'admettons pas davantage pour l'élection des syndics chargés d'administrer les associations syndicales autorisées (1).

Tout cela, c'est du droit jurisprudentiel, et c'est la consécration de la juridiction ordinaire des ministres. M. Ducrocq, qui le soutient, est dans le vrai (2).

La loi du 18 juillet 1860, sur l'émigration, dispose, en son article 9 « Dans les cas où les agences d'émigration n'auraient pas rempli, depuis le départ du navire, leurs engagements vis-à-vis des émigrants, le ministre du commerce procède au règlement et à la liquidation des indemnités, sauf recours au Conseil d'Etat : le recouvrement de ces indemnités, réglées et liquidées, est fait à la diligence du ministre des finances ». Il s'agit là d'une attribution de police à exercer d'office par le ministre du commerce et le ministre des finances, pour assurer l'exécution des règlements imposés aux agences d'émigrations et sauvegarder, sans le concours des intéressés, des droits que ceux-ci seraient impuissants à défendre. L'article tout entier donne cette idée. Les agences d'émigration, si elles jugent leur droit violé par la décision d'office du ministre, devront recourir au Conseil d'Etat, qui, pour ce cas et dans ces conditions, a compétence sur une matière tout à fait étrangère au contentieux administratif. Nous serions porté à soutenir que la compétence du Conseil d'Etat n'est pas exclusive de celle des tribunaux judiciaires; et que, si le ministre du commerce n'a pas rempli son office de préposé à la sauvegarde de leurs intérêts, les émigrants rentrent dans le ministre. «< Où serait le texte spécial pour les élections aux chambres consultatives des arts et manufactures, ou d'agriculture? L'analogie suffirait-elle pour justifier l'existence de la juridiction ministérielle sur ces dernières élections, si elle n'était pas la juridiction de droit commun?» (Op. cit., t. II, no 524) . L'analogie a suffi pour l'élection des syndics des associations syndicales autorisées, comme nous le disons à la note suivante, et comme M. Ducrocq le fait ressortir en son no 525.

(1) « La jurisprudence, après quelques hésitations, a reconnu au ministre des travaux publics le droit de prononcer, sauf recours au Conseil d'Etat, sur les élections des syndics chargés d'administrer les associations syndicales autorisées ». (LAFERRIERE, 1re éd., p. 415). En d'autres termes, le Conseil d'Etat a refusé d'admettre des recours contre ces élections, en se fondant sur ce qu'une décision préalable du ministre était indispensable (C. d'Et., 18 décembre 1874, Toutain ; 14 février 1880, Aprille et autres).

(2) DUCROCQ, t. II, n. 525.

droit commun des contrats passés entre particuliers et peuvent agir devant les tribunaux judiciaires contre l'agence d'émigration. La compétence du Conseil d'Etat, ainsi subordonnée à l'initiative du ministre, n'aurait rien que de rationnel, puisqu'elle est exceptionnelle, et le texte ainsi interprété ne nuirait pas à ceux qu'il a pour objet de protéger, en les exposant à des dénis de justice.

Jusqu'ici nous n'avons, en fait de textes, rencontré qu'une jurisprudence qui après avoir établi deux degrés de juridiction, les maintient, tout en protestant du contraire (1). Mais voici des textes formels, qui enjoignent aux plaideurs de s'adresser au ministre, sauf à déférer sa décision au Conseil d'Etat.

Il y en a un, l'ordonnance du 23 mars 1844, portant règlement pour l'organisation du culte israélite, qui, dans ses articles 29 in fine et 34, décide que le ministre des cultes «< prononce définitivement », c'est-à-dire sans recours possible au Conseil d'Etat, sur les réclamations relatives à la liste des notables et sur les contestations relatives à l'élection des membres du consistoire. Là, le ministre est juge; il est même le seul juge. A moins de soutenir qu'il n'y a pas de juge du tout nous verrons que c'est insoutenable. Tout au plus peuton dire que le ministre est un juge défectueux, ce que nous croyons, pour notre part, ne fût-ce que par la faculté qu'il a de s'abstenir sans commettre une illégalité positive.

Les autres textes sont (2): le décret du 12 avril 1880, relatif à l'électorat dans les églises réformées, articles 12 à 16; le

(1) Le Conseil d'Etat a beau dire qu'il exige une décision préalable du ministre, mais que le ministre n'est pas un juge (C. d'Et., 16 novembre 1894, Brault, Babinski, etc.., c. Charrin, Roger, etc...): c'est affirmer le oui et le non en même temps sur la même question. Dès lors que vous impose: aux parties de saisir le ministre et d'en obtenir une décision préalable au recours devant le Conseil d'Etat, le ministre, quelque nom que vous lui donniez, est dans la réalité un juge, parce que sa fonction, ne se rattachant plus à aucun des objets qui ren trent dans la fonction administrative, ne peut être que la fonction de juger (V. ce que nous disons plus loin, p. 51).

(2) Pour les constatations qui peuvent s'élever sur les résultats du dénombrement de la population, en tant qu'ils pour effet d'assujettir une commune à des contributions indirectes, la loi du 28 avril 1816, art. 22, organise un contentieux spécial, qui comporte deux degrés de juridiction; le ministre des finances et le Conseil d'Etat. On en trouvera un commentaire complet et très bien fait dans les conclusions de M. Valabrègue (C. d'Et.,5 décembre 1890, Ville de Bernay).

décret du 16 mars 1880, relatif à l'élection des membres du conseil supérieur de l'instruction publique et aux élections pour les conseils académiques, articles 12 et 13; le décret du 12 novembre 1886, portant règlement d'administration publique pour la désignation des membres électifs du Conseil départemental de l'enseignement primaire, article 12; et l'arrêté ministériel du 27 décembre 1880, portant statut sur l'agrégation des Facultés, articles 24 et 25. Ces textes portent que « les opérations électorales peuvent être attaquées devant le ministre, et que « la décision du ministre peut être déférée au Conseil d'Etat ». Le dernier porte: « Un délai de dix jours est accordé à tout concurrent... pour se pourvoir devant le ministre contre le résultat du concours, mais seulement à raison de la violation des formes prescrites ». On est d'accord pour regarder ces textes comme imposant aux parties de saisir le ministre et d'en obtenir une décision avant de saisir le Conseil d'Etat. Ceux qui sont relatifs aux élections permettent de saisir le Conseil d'Etat sans décision du ministre après un certain délai. Même alors on n'est pas dispensé de saisir le ministre il faut le saisir et attendre.

Ces textes organisent, pour les contestations qu'ils visent, deux degrés de juridiction, le ministre et le Conseil d'Etat. C'est, croyons-nous, s'abuser totalement que de dire « Le ministre statue avant le Conseil d'Etat, sa décision est indispensable pour former un recours au Conseil d'Etat ; mais c'est une décision administrative et le ministre « n'est pas un juge ».

Nous avons reconnu, dans notre précédente étude, que le ministre pourrait, comme autorité administrative, avoir un droit de décision en ces matières, mais à la condition qu'il ait simplement la faculté de prononcer, à la condition aussi que les parties aient la faculté de le saisir, mais n'y soient pas obligées (1). Le droit du ministre de prononcer d'office peut se rattacher à un objet essentiel de la fonction administrative, la police des services publics. La faculté pour les parties de le saisir va de soi, dès lors qu'il a le droit de prononcer d'office : les parties provoquent l'exercice de son droit de police, et voilà tout. Si l'on veut, elles s'en remettent à son arbitrage;

(1) V. Revue du droit public et de la science politique, septembre-octobre 1900, p. 274, note 1.

mais c'est un arbitrage qu'elles créent elles-mêmes, et qui nous laisse encore apercevoir la fonction administrative, parce que la fonction administrative en est le principe. Supposez l'arbitrage du ministre imposé, la fonction administrative disparaît complètement on n'a plus que des plaideurs qui cherchent un juge, et qui subissent dans le ministre, celui qu'il a plu à la loi de leur donner.

Appliquez à ces contestations les raisonnements par lesquels on a essayé de justifier l'idée qu'une décision administrative est nécessaire pour former un recours en justice: il éclatera que cette idée est ici particulièrement insoutenable. On a dit : La décision du ministre est nécessaire, parce que c'est elle qui constitue la matière première du débat contentieux. « L'objet du débat contentieux est une décision préalablement prise par un administrateur et que la partie critique comme contraire à son droit. Cette décision est, en quelque sorte, la matière première du débat contentieux ; si elle n'existe pas, il faut que la partie la provoque afin de pouvoir la dénoncer au juge. Le contentieux administratif naît d'une opposition entre l'action administrative manifestée par un acte de gestion ou de puissance publique, et le droit d'une partie qui se prétend lésée par cette action »(1). Ces raisonnements pouvaient faire illusion, appliqués aux créanciers de l'Etat, parce que là au moins c'était contre l'Etat qu'on plaidait, c'est-à-dire contre le ministre, et qu'on pouvait se demander si la violation du droit existait avant que le ministre l'eût nié, et si la matière contentieuse ne résidait pas dans cette négation, dans cette décision. Mais ici, ce n'est même pas contre le ministre qu'on émet des prétentions (2). C'est un électeur qui plaide contre l'élu; ce sont des concurrents évincés qui plaident contre des concurrents heureux. Le ministre est aussi étranger aux faits du procès que vous ou moi, que le Conseil d'Etat quand il en connaîtra. Voyez-vous ici la matière contentieuse résider dans la décision que le ministre va rendre ? et la nécessité pour la partie de « provoquer cette décision afin de pouvoir

(1) LAFERRIÈRE, 2° éd., t. I, p. 323.

(2) « Devant les tribunaux administratifs les parties ne sont pas admises, en général, à citer directement l'administration et à formuler de plano leur réclamation contre elle. » LAFFRRIÈRE, op. et loc. cit.

la dénoncer au juge ». Voyez-vous l'administration libre « de créer ou non le contentieux à sa volonté » (1)? et la nécessité d'une décision administrative résulte de ce que « le contentieux administratif est un contentieux contre l'acte, et non pas contre la personne morale administrative » (2)? ou bien encore de ce que la « situation juridique qui, d'avance, tendait au contentieux » a besoin d'être « absorbée » dans une décision administrative (3)? ou enfin de ce que les faits originaires ont besoin d'être « élevés à la dignité d'une décision juridique» (4)? Non si la décision du ministre est nécessaire, ce n'est pas comme décision administrative: il ne s'agit plus là d'administrer, mais de juger, de statuer sur le droit en vue d'en assurer le respect.

XIII

Nous pouvons maintenant pénétrer le sens exact de la loi du 17 juillet 1900.

C'est une loi portant modification de la loi du 25 octobre 1888, relative à la création d'une section temporaire du contentieux au Conseil d'Etat (Journal off. du 19 juillet 1900). Elle avait pour objet de remédier à l'encombrement du rôle, et ne comprenait dans le projet du Gouvernement que deux articles. La commission de la Chambre des députés y a ajouté une disposition destinée à remédier à d'autres causes qui peuvent aussi mettre en échec la justice du Conseil d'Etat, savoir: le silence, l'inertie ou le mauvais vouloir de certaines autorités administratives (5). C'est l'article 3, qui est ainsi conçu :

« Dans les affaires contentieuses qui ne peuvent être introduites devant le Conseil d'Etat sous la forme de recours contre une décision administrative, lorsqu'un délai de plus de quatre mois s'est écoulé sans qu'il soit intervenu aucune décision, les parties intéressées peuvent considérer leur demande comme rejetée et se pourvoir devant le Conseil d'Etat. Si des

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(5) Rapport de M. Chastenet à la Chambre des députés, inséré au J. Off. du 19 juin 1900, à la suite du compte-rendu de la séance, déb. parl., p. 1.529.

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