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la jurisprudence a-t-elle dù compléter les textes en parlant de la présomption judiciaire que vraisemblablement une association tient des livres ; dans tous les cas, les irrégularités dans la tenue de ces livres n'entraînent aucune sanction. A plus forte raison la régie est-elle désarmée vis-à-vis des associations non autorisées. Qu'y aurait-il d'exorbitant à exiger que les associations fussent obligées de tenir des livres réguliers, cotés et paraphés par le président du tribunal civil, contenant l'état de leurs biens, leurs recettes, leurs dépenses? Ce ne serait là, en somme, que la consécration de la pratique existante, avec cette supériorité que les associations ne pourraient plus invoquer aucun prétexte pour se dérober à la représentation de livres réguliers. La loi qui imposerait cette obligation aux associations non autorisées ne leur reconnaîtrait pas plus la personnalité morale que les lois qui les soumettent à des impôts; elle ne serait que le complément de ces dernières. Il va sans dire que toute irrégularité entraînerait comme sanction une amende.

Les fraudes ne deviendraient pas impossibles, elles seraient cependant plus rares. N'oublions pas, d'ailleurs, que la régie peut user contre les associations du droit qui lui appartient de démontrer, par de simples présomptions, l'existence des faits imposables. On sait à quel point ce droit est devenu efficace, gràce aux efforts constants de la jurisprudence.

:

Les présomptions ont notamment été fréquemment utiles à la régie pour démontrer l'existence d'une association soumise à l'impôt. Elle paraît, à cet égard, suffisamment armée. Le rapport fait à la Chambre sur le projet gouvernemental dont nous avons déjà parlé demande cependant qu'on accorde également à la régie le droit de recourir aux preuves du droit commun, que la loi et la jurisprudence lui refusent les témoins, l'interrogatoire sur faits et articles, le serment. Le premier inconvénient d'une mesure de ce genre, c'est qu'il faudrait accorder le même droit aux contribuables sous peine d'accentuer l'inégalité qui existe, au point de vue des moyens de défense dont ils disposent, entre le fisc et le contribuable ; l'opinion et les pouvoirs publics manifestent aujourd'hui une tendance très-grande, que nous aurons l'occasion de signaler quelque jour, à réduire cette inégalité ; il serait fàcheux que, sur un autre point, on l'aggravât. Or, si l'on donne aux parties le droit d'opposer à l'enquête de la régie une contre-enquête, les témoins qui viendront nier l'existence de l'association ne manqueront pas.

L'extension des droits du Trésor aurait un second inconvénient : dans une matière qui met trop facilement en éveil les passions politiques et religieuses, elle pourrait avoir sur la paix publique une influence désas

treuse.

Et enfin elle ne donnerait aucun résultat utile; on sait combien nous sommes loin encore, dans notre pays, d'avoir acquis la conviction que la bonne foi doit présider aux rapports des particuliers avec le fisc, et qu'un faux témoignage produit au préjudice de ce dernier est contraire à la morale. Les rares lois qui ont attribué à la régie le droit de recourir à l'enquête sont restées sans efficacité : les irrégularités commises dans les ventes publiques de meubles, les dissimulations commises dans les ven

tes d'immeubles peuvent être prouvées par témoins; la régie constate elle-même qu'elle n'ose pas recourir dans ces matières, à la preuve testimoniale, qui ne lui offre aucune espèce de garantie. Le projet de loi sur les déductions des dettes dans les déclarations de succession donne également à la régie le droit de prouver par tous les moyens, sauf le serment, l'inexactitude commise dans les attestations des dettes; on aurait tort, comme nous aurons l'occasion de le montrer plus tard, de compter beaucoup sur cette innovation.

En somme, la législation sur les impôts dûs par les associations est loin d'être parfaite; dès son origine elle a mérité des critiques, qu'il aurait été facile d'éviter en rattachant cette législation au droit commun, au lieu de lui donner, dans la forme, un caractère exceptionnel. Plus on s'est rendu compte des inconvénients des mesures fiscales prises vis-à-vis des associations, plus, pour écarter ces inconvénients, on s'est séparé du droit commun; et, plus on se séparait du droit commun, plus on tombait dans le double inconvénient de soulever des critiques nouvelles et de compromettre les intérêts du Trésor. C'est en assimilant, dans la forme comme dans le fond, les associations aux autres contribuables et notamment aux sociétés, c'est en modifiant, dans la mesure où elle est devenue contraire à celle de la généralité des contribuables, la situation des sociétés, qu'on obtiendra la solution du problème étudié par les pouvoirs publics depuis plus de vingt ans faire peser sur les associations sans but lucratif, autorisées ou non, les mêmes charges que sur tous les contribuables, sans pouvoir être accusé d'user, vis-à-vis d'elles, d'aucune rigueur.

ALBERT WAHL

Professeur à la Faculté de droit de l'Université de Lille.

CHRONIQUE POLITIQUE

FRANCE

LE MINISTÈRE CHARLES DUPUY

30 OCTOBRE 1898-JUIN 1899

I. LA POLITIQUE INTÉRIEURE. — 1. Formation du ministère Charles Dupuy. Fin de la session extraordinaire de 1898. Débats politiques: Interpellations Mirman et Rouanet sur la politique générale du nouveau cabinet. - Vote d'une proposition de loi d'amnistie. Validation et invalidation d'élections contestées. Interpellation Viviani. Interpellation de M. Drumont sur la révocation de M. Max Régis, maire d'Alger. - 2. Affaire Dreyfus et questions connexes. — 3. Session ordinaire de 1899. Constitution du bureau des deux Chambres. — Questions et interpellations diverses. Crise présidentielle : Mort subite de M. Félix Faure; élection de M. Emile Loubet. Tentative insurrectionnelle de MM. Paul Déroulède et Marcel Habert. L'affaire d'Auteuil et ses conséquences politiques. La journée du grand prix de Paris. Chute du ministère Charles Dupuy.

II. POLITIQUE EXTERIEURE. Discussion du budget des affaires étrangères et revue de la situation politique. -1-3. Les « questions ouvertes » entre la France et l'Angleterre : TerreNeuve, Madagascar, l'Egypte. — 4. La paix hispano-américaine. -5. La proposition russe de limitation des armements. - 6. Le protectorat catholique de la France en Orient. La question crétoise. 8. L'affaire de Fachoda.

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I. LA POLITIQUe intérieure. § 1. Formation du cabinet Charles Dupuy.

Fin de la session extraordinaire. Lors de la retraite du cabinet Méline, M. Charles Dupuy s'était trouvé de toutes parts indiqué comme étant l'homme le mieux en situation de réaliser le vœu de la Chambre en formant un ministère destiné à «pratiquer une politique de réformes démocratiques fondée sur l'union des républicains ». Après la chute du gouvernement de M. Brisson, c'est encore l'honorable député de la HauteLoire que l'opinion désignait.

Le président de la République, cette fois, n'égara pas ailleurs son choix et M. Ch. Dupuy, chargé le 27 octobre de constituer un ministère, avait heureusement rempli sa mission dès le 30. Lui-même gardait, avec la présidence du conseil, le département de l'intérieur et des cultes. Les autres portefeuilles étaient répartis comme il suit entre ses collaborateurs: Justice M. Lebret, député du Calvados ;

Affaires étrangères : M. Delcassé, député de l'Ariège ;

Finances M. Peytral, sénateur des Bouches-du-Rhône ;

Guerre M. de Freycinet, sénateur de la Seine ;

Marine M. Lockroy, député de la Seine ;

Instruction publique et beaux-arts: M. Leygues, député du Lot-et-Ga

ronne;

Agriculture M. Viger, député du Loiret ;

Travaux pubics: M. Krantz, député des Vosges;

Commerce, in lustrie, postes et télégraphes: M. Delombre, député des Basses-Alpes ;

Colonies: M. Guillain, député du Nord.

pos

M. Mougeot, député des Ardennes, conserva le sous-secrétariat des tes et télégraphes et le président du Conseil s'adjoignit M. Legrand, député des Basses-Pyrenées, en qualité de sous-secrétaire d'Etat à l'intérieur.

La déclaration ministérielle, lue aux Chambres le 4 novembre annonça que le nouveau cabinet serait un gouvernement « d'union entre les républicains, résolu à s'appuyer sur une majorité républicaine. Elle affirma, d'accord avec l'ordre du jour du 25 octobre, la suprématie du pouvoir civil << principe fondamental de l'Etat républicain » en même temps qu'elle disait la confiance du gouvernement dans l'armée, fidèle observatrice des lois de la République » et qu'elle promettait de « ne pas laisser l'armée nationale en butte à la campagne d'injures dirigée contre elle ».

A la justice, dont l'œuvre « ne demande pas moins de calme et de res pect », elle apportait l'assurance de l'exécution de ses arrêts et voyait là « le plus sûr moyen d'apaiser les esprits et les consciences troublées par une affaire qui ne saurait absorber plus longtemps les préoccupations du pays ».

Ainsi mis en règle avec les questions plus spécialement d'actualité, le cabinet s'expliquait ensuite sur son programme de travail et sur les projets qu'il comptait soumettre à l'examen du Parlement.

Suivant une coutume qui paraît de plus en plus s'établir, la lecture de la déclaration ministérielle fut suivie du dépôt de deux demandes d'interpellation par MM. Mirman et Rouanet, l'un et l'autre socialistes.

Le président du conseil eut ainsi, dès la première heure, l'occasion de préciser avec quelques détails la politique qu'il comptait suivre et de s'expliquer sur la situation personnelle qui résultait pour lui de ce fait qu'il présidait en 1894 le ministère sous lequel l'affaire Dreyfus a été engagée.

« A cette époque, dit-il, en présence de présomptions annoncées par le minis<< tre responsable et compétent, en présence des préoccupations qu'il avait sur << une trahison dont il pensait tenir les preuves et les fils, qu'avions-nous à « faire ?

<< Au Conseil des ministres nous avons dit : « Informez et, s'il y a lieu, pour« suivez! » Là s'est borné notre devoir et notre rôle (Très bien ! Très bien!) Et ce << n'est pas le vain et méprisable désir de fuir une responsabilité qui me fait par« ler ici - je parle en historien c'est la vérité même, sans plus, ni moins « (Applaudissements).

« Aujourd'hui, quelle doit être l'œuvre à laquelle nous devons suffire ? Il n'y en a qu'une.

« Nous nous trouvons en présence de décisions de la justice, nous les devons << faire respecter; nous devons donner à ce pays le sentiment que la justice, << comme l'armée, doit travailler dans le calme et dans le silence (Applaudisse< ment).

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« M. le président du Conseil. Et ce n'est pas pour établir non plus un vain, « un superficiel équilibre; c'est qu'en réalité ces deux institutions tiennent, dans << tout pays civilisé, une place qu'un homme d'Etat ne peut méconnaître (Très « bien! Très bien !) La clarté et la lumière, elles se feront ».

REVUE DU DROIT PUBLIC. -T. XIV

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Amené au cours de ses explications à déclarer qu'il comptait s'appuyer sur une majorité exclusivement républicaine, M. Charles Dupuy provoqua de la part de M. de Cassagnac cette interruption : « Il s'agit d'un changement de position : vous aviez le fusil sur l'épaule droite; vous l'avez mis sur l'épaule gauche ». A quoi le président du Conseil répliqua en ces termes : « Je pourrais répondre à M. de Cassagnac que, dans une armée en marche, lorsque les hommes sont fatigués de porter le fusil sur une épaule, ils le mettent sur l'autre ».

Cette sortie fut accueillie par des rires et des applaudissements nombreux. Malgré son succès pourtant, il se trouva des amis de M. Charles Dupuy pour estimer qu'il avait à son actif un autre « mot historique »> plus heureux et que cette fois il avait poussé l'humour un peu loin. Aussi bien lui rappela-t on assez souvent sa riposte du 4 novembre et maintes fois, au cours de son ministère, s'entendit-il reprocher de trop aisément changer son fusil d'épaule ». Sur l'heure, les critiques furent noyées dans l'ensemble et le Cabinet obtint un vote de confiance à l'énorme majorité de 429 voix contre 64, groupant autour de lui des hommes de tous les partis depuis la droite jusqu'à l'extrême gauche collectiviste. C'était de « l'union républicaine », de la « concentration » au sens le plus large, trop large mème pour n'être pas, en quelque mesure, provisoire.

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En veine d'oubli et d'apaisement la Chambre adopta peu de jours après une proposition de loi d'amnistie qui s'étendait assez loin, mais qui pourtant exceptait:

40 Les faits prévus et punis par les lois des 13 décembre 1893 et 28 juil. let 1894, sur les menées anarchistes ;

20 Les faits prévus par les articles 87 à 101 du Code pénal;

30 Tous les faits constituant des injures ou des diffamations envers les armées de terre et de mer, les officiers et les tribunaux pris individuellement ou en corps.

M. Breton tenta d'obtenir plus et proposa l'abrogation des lois de 1893 et 1894 sur les menées anarchistes. Mais la Chambre refusa de le suivre et se prononça contre l'urgence par 350 voix contre 89.

On aurait pu penser qu'après ces premiers débats qui avaient permis à chacun de prendre position, la Chambre aurait à cœur de consacrer la fin de sa session extraordinaire à l'étude du budget. Il n'en fut malheureuse. ment rien A part quelques heures, de temps à autre données à l'examen de projets ou propositions de loi, c'est à des débats irritants que presque toutes les séances furent dépensées. L'affaire Dreyfus fournit le thème de la plupart d'entre eux que nous laisserons pour l'instant de côté, nous bornant à passer rapidement les autres en revue.

Ce fut d'abord la vérification des pouvoirs de M. Masurel, républicain progressiste. Elu dans la 8e circonscription de Lille contre un radical, M. Dron, qui s'était signalé, au cours de la précédente législature, dans la lutte contre le cabinet Méline. 253 voix contre 210 rejetèrent les conclusions favorables à l'admission de M. Masurel, présentées au nom du 70 bureau par M. Drake.

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