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de l'administration et confondus avec elle, et l'un deux nous dit : « La partie du pouvoir exécutif dont la mission est de rendre la justice est ordinairement déléguée à des fonctionnaires inamovibles » (1), ce qui paraît impliquer que le contraire pourrait se produire sans grand inconvénient (2).

Laquelle de ces deux théories est consacrée par notre législation? Depuis 1789, la théorie des trois pouvoirs a partiellement triomphé pendant un certain temps, mais on n'en a jamais tiré toutes les conséquences. Certaines dispositions permanentes du droit public moderne s'y rattachent à nos yeux incontestablement : ce sont celles qui prohibent la justice par commissions et les évocations. D'autres en ont été la négation également permanente: nous voulons parler de celles qui remettaient le jugement du contentieux administratif à l'administration, et de celles qui aujourd'hui remettent le jugement du contentieux administratif à des tribunaux administratifs, en tant que ces tribunaux sont dans la dépendance du pouvoir exécutif. Pour le reste, il faut faire deux périodes: 1o de 1790 au 22 frimaire an VIII; 2o du 22 frimaire an VIII jusqu'à

nous.

En 1790, on regarda théoriquement le pouvoir judiciaire comme distinct des deux autres, et l'on en tira la conséquence qu'il devait émaner directement de la nation système de l'é

(1) BLANCHE, Dictionnaire général d'administration, v° Autorité judiciaire. (2) Nous venons de faire de la logique juridique : nous avons essayé de démontrer que la séparation des pouvoirs et la séparation des autorités conduisent logiquement à des conséquences différentes. Il n'en faudrait pas conclure que, pour nous, la seule logique doive présider à l'organisation des institutions. Nous croyons, au contraire, qu'il est indispensable de se défier de la logique en ces matières. Peut-être ceux qui, sans mépriser la logique, ne lui accordent qu'un rôle constituant très subordonné, seront-ils portés à penser que toutes nos différences logiques ne donnent pas un bien grand intérêt à la question de séparation des pouvoirs ou des autorités. Nous leur demanderons de considérer que, si la logique ne doit pas seule présider à l'organisation des institutions, elle n'y est jamais complètement étrangère; qu'en beaucoup de cas elle joue un rôle considérable, et souvent en France, malheureusement, un rôle prépondérant: peut-être alors trouveront-ils qu'il n'est pas sans intérêt, sinon pour eux, du moins pour le commun des mortels, d'écarter une conception qui, logiquement, conduit à des institutions, non seulement inférieures, mais en contradiction avec la vérité première. Il est bien des personnes à qui le meilleur moyen de démontrer que des institutions sont inférieures, est de démontrer qu'elles se rattachent à une conception fausse.

lection des juges par le peuple (loi du 16-24 août 1790, tit. 2, art. 3 et 4). On ne tira pas les autres conséquences du principe; notamment on donna le jugement du contentieux administratif à l'administration elle-même. Cet état de choses fut conservé par la constitution du 3 septembre 1791, (tit. 3, art. 5, et tit. 3, ch. V, art. 2 et 24); par la constitution du 24 juin 1793, à cette différence près que les jugements sont intitulés «< au nom du peuple français » (art. 61); et par la constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795). Toutes ces constitutions traitent en vain dans des titres symétriques du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif, et du pouvoir judiciaire : la réalité dément la théorie. La constitution du 22 frimaire an VIII est le point de départ d'une réaction contre la théorie des trois pouvoirs, qui, comme nous venons de le voir, n'avait jamais été admise dans son entier. Elle ne parle plus du pouvoir judiciaire, mais des tribunaux (tit. 5). On en revient à la nomination des juges par le pouvoir exécutif, sauf pour les juges de paix et les tribunaux de commerce (1); et l'on entend bien, ainsi satisfaire à une nécessité de principe. En 1848 et en 1870 on fait rendre la justice au nom du peuple français, (décret du 6 septembre 1870; loi du 2 septembre 1871, art. 2); la formule exécutoire est conçue au nom du président de la République (loi du 2 septembre 1871, art. 2) : « Le président de la République française mande et ordonne, etc. » Chose curieuse ! la formule exécutoire du Conseil d'Etat est conçue au nom de la République « La République mande et ordonne.... » (1. 24 mai 1872, art. 24, et décr. 2 août 1879, art. 25). Deux observations pour clore ce trop long chapitre.

:

Le pouvoir judiciaire se distingue des deux autres par une faiblesse et des entraves qui lui sont propres : il n'a ni initiative ni liberté; il est enfermé dans le domaine des procès, des espèces ; il est très facile de l'y maintenir strictement, nos lois ont pris toutes les précautions à cet égard. De Tocqueville, dans son livre sur la Démocratie en Amérique (T. I., ch. 6., a bien montré qu'il est impossible au pouvoir judiciaire, si on le maintient dans la sphère judiciaire, d'aspirer à jouer un rôle.

(4) La nomination des juges de paix fut peu de temps après rendue au pouvoir exécutif.

Le mot « pouvoir », quand on parle de séparation des pouvoirs, nous paraît susceptible de deux sens. -1° Il désigne des autorités chargées de fonctions distinctes et investies d'une suffisante indépendance pour les exercer distinctement. L'indépendance dans l'exercice même de la fonction est essentielle pour qu'il y ait « pouvoir distinct », et par conséquent « pouvoir ». Il y a une autre indépendance, l'indépendance dans la situation personnelle de ceux qui exercent la fonction : celleci comporte des degrés infinis; elle tient à des circonstances extérieures par exemple, un prince héréditaire est un «< pouvoir exécutif autrement indépendant qu'un président élu pour sept ans; un président élu directement par la nation est autrement indépendant (il s'agit justement de l'indépendance à l'égard du pouvoir législatif) qu'un président élu par les deux Chambres; des magistrats nommés au concours ou sur une liste de présentation ou à la manière qu'avait introduite la vénalité des offices, sont autrement indépendants (de l'exécutif) que des magistrats nommés d'après le système français actuel. Comment M. Jacquelin peut-il dire qu'il est «< souverainement illogique, pour assurer l'indépendance d'un pouvoir quel qu'il soit, d'envisager l'époque antérieure à la constitution même de ce pouvoir (p. 18) ». Le mode de constitution du pouvoir est, pour l'indépendance de situation des dépositaires du pouvoir, un élément tout à fait capital. Disons cependant que l'indépendance de situation personnelle est moins essentielle que l'indépendance dans l'exercice même de la fonction. Il en faut, à notre avis, un minimum suffisant pour que le défaut d'indépendance dans la situation personnelle n'arrive pas à détruire l'indépendance dans l'exercice même de la fonction. Evidemment si cette dernière était détruite, il n'y aurait plus de « pouvoirs » (distincts); mais quand elle est sauve, ou à très peu près, on peut parler de « pouvoirs >> distincts.Seulement ils sont, comme « pouvoirs », plus ou moins bien organisés. Le défaut d'indépendance personnelle chez les dépositaires des divers « pouvoirs » est, en principe, une défectuosité d'organisation, qui peut aller jusqu'à supprimer la séparation des pouvoirs, c'est-à-dire les « pouvoirs » eux-mêmes. - 2o Le mot pouvoir » désigne des autorités chargées de fonctions distinctes, investies d'une suffisante indépendance

pour les exercer distinctement, et nommées directement par les suffrages de la nation. Ce dernier sens ne s'impose qu'aux partisans de la souveraineté nationale selon J.-J. Rousseau.

Quelque sens qu'on veuille donner au mot « pouvoir », le pouvoir repose essentiellement et tout d'abord sur une distinction des fonctions : le premier élément constitutif du pouvoir est donc la séparation des fonctions ; le second c'est l'indépendance pour l'exercice de la fonction et ce second élément n'est, à vrai dire, que le complément du premier.

(A suivre).

E. ARTUR,

Professeur à la Faculté de droit

de l'Université de Rennes.

LA DOCTRINE DES PERSONNES SOCIALES

D'APRÈS DES PUBLICATIONS RÉCENTES

SOMMAIRE: Le Problème de la personnalité.

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Etat

Objet de cette étude : La personne sociale. I. Les travaux de MM, Giner, Michoud et Mestre sur les personnes morales ou sociales. - Idées communes. - Etudes particulières sur la personne sociale. II. Caractère sociologique du problème de la personne sociale. Doctrine de M. Michoud. Union désirée de la sociologie et de la philosophie du droit. Doctrine de M. Giner. III. Réalité des personnes sociales. Arguments favorables à la réalité objective. L'être social. Conditions de la personne sociale. Pluralité des personnes. Organisation. Conséquences du concept de la personne sociale. Sociétés diverses: totales et spéciales. L'Etat et la personne sociale. - IV. La responsabilité pénale des personnes morales d'après M. Mestre, - Tendance à laquelle il obéit.

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du problème.

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Si la collectivité peut délinquer. Termes du problème.

Il n'est rien de plus complexe, de plus difficile et de plus intéressant que le concept de la personnalité. Fondamental en psychologie humaine lorsqu'on envisage le problème de la nature rationnelle de l'homme (1), il l'est également en matière de sociologie (2) et en matière de philosophie du droit (3). Il domine, en effet, deux des branches les plus importantes du droit positif: le droit civil et le droit politique.

Qu'on ne s'imagine pas, cependant, que j'aie l'intention, dans cet article, d'étudier ce concept dans toute son étendue. Ce serait une entreprise impossible à mener à bonne fin. Le concept de la personnalité embrasserait, selon moi, si je suivais sur ce point les enseignements de mon maître, M. Giner,

(1) Voir par exemple, JEANMÈRE : L'idée de la personnalité dans la psychologie moderne; C. PIAT: La personne humaine (Paris, 1897).

(2) Voir BALDWIN : Interprétation sociale et morale des principes du développement mental (1 vol., 1899, Paris).

(3) V. SCHIATARELLA: I presupposti del diritto scientifico, p. 143-168 (1 vol. Palerme, 1899); VIGLIAROLO : Le persone giuridiche considerate in rapporto alla Filosofia del diritto (1 vol., Naples, 1880); GINER: Resumen de Filosofia del derecho (1 vol., Madrid. 1897).

REVUE DU DROIT PUBLIC. T. XIV

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