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l'effort convergent et complexe tendant à la réalisation de fins particulières de toutes les énergies fondues dans la communauté. L'existence de la volonté de la communauté n'est pas une condition de cette dernière; elle est plutôt la conséquence. Si la communauté sociale parvient à confondre intérieurement entre eux ses divers éléments et ses divers facteurs, il se produira comme un être de raison qui sera capable de déterminer le sens de l'action commune d'après une volonté.

L'importance et la féconde transcendance de ce concept proviennent, selon moi, de ce qu'il embrasse, dans une vue générale d'ensemble, les idées de la société et qu'il place le problème de la personne sociale sur son véritable terrain. En adoptant la manière de voir de M. Michoud - qui est la même, sous bien des rapports, que celle de lhering et des juristes en général le problème de la personne morale ou sociale apparaît comme un problème posé en présence de l'État dont la nature, comme entité collective, ne s'explique pas, mais que l'on admet comme connue. On considère comme une vérité nécessaire que la société est constituée en État : cela accepté, on discute sur la nature, le fondement, la légitimité et la sphère d'action des personnes sociales. En prenant le chemin que nous indiquons, toute la construction juridique des personnes sociales, comme création du pouvoir souverain de l'État, tombe à terre; car, dans ce cas-là, ce qu'il y a lieu d'expliquer tout d'abord, c'est la nature personnelle de communauté politique - de l'État lui-même (1).

- collective,

Le champ qui s'offre à l'investigation, en ce qui touche au concept de la personne sociale, est vraiment bien vaste. En dehors de la question concernant le point de savoir ce qu'est une société, concrètement envisagée, comme substantivité réelle et effective, il comprend encore une foule de problèmes

(1) M. MESTRE dit avec raison: « La thèse qui voit dans la personnalité une concession de l'Etat se heurte d'ailleurs non seulement à l'histoire, mais à la logique. L'Etat est, en effet, une personne morale. Qui donc a investi l'Etat luimême de cette qualité ?... Certains partisans de la fiction croient trancher la difficulté en disant que l'Etat, personne morale, existe nécessairement. Si la personnalité de l'Etat est nécessaire, on ne voit pas pourquoi il n'en serait pas de même pour les autres groupements dont certains, la commune, par exemple, existent souvent antérieurement à l'Etat. » Loc. cit., pp. 172-173.

relatifs à la détermination de toutes les formes possibles de la coopération sociale qui constituent une véritable unité cohérente, plus ou moins différenciée intérieurement. On ne peut pas, en effet, limiter ses recherches à l'étude des socié tés auxquelles se réfèrent parfois les sociologistes et les philosophes de la politique, lorsqu'ils se préoccupent du problème de la nature de la société, par exemple Spencer, et comme paraissent le faire les partisans de l'organisme social physiologique pas plus qu'à l'étude des sociétés qui se constituent volontairement d'une manière générale, au sein des sociétés fondamentales territoriales, appelées États, comme le font d'autres qui considèrent le problème de la personne morale comme un problème juridique et même comme un problème de pur droit positif.

Le concept général de la personne sociale doit comprendre les unes et les autres. La différence qui existe entre les unes et les autres dépend, tout d'abord, de leur fin qui ne tarde pas à se réfléter dans leur constitution et dans leur vie. Parfois, les sociétés correspondent à toutes les fins humaines : elles sont en rapport qualitativement avec toutes les nécessités de l'homme, pris dans la coopération en tant qu'individu ; et c'est ainsi qu'elles reproduisent sa vie, son activité, ses aspirations dans des sphères définies, concrètes et limitées quantitativement. C'est ce qui a lieu, par exemple, avec la famille, avec la commune, avec la nation et avec toutes les sociétés politiques qui, sous des noms divers, apparaissent dans l'histoire. D'autres fois, les sociétés se forment et se constituent pour des fins spéciales de la vie humaine; et l'homme y entre, dans ce cas, d'une manière toute particulière, par exemple, comme être moral, économique, religieux, industriel, etc., et donne vie, soit à une société de bienfaisance, soit à une banque, soit à une église, soit à une entreprise minière etc.

Mais il est à remarquer que le fondement essentiel de toutes ces sociétés diverses, est le même : l'attraction de la fin, la nécessité dont la satisfaction réclame et exige un effort convergent d'énergies individuelles.

Toutes doivent réunir les trois conditions qui ont été indiquées plus haut, alors même que la nature spéciale de leur fin en demande d'autres qui leur sont particulières. Ainsi, les

premières formes de la vie sociale - les plus primitives dans la vie humaine, celles qui sont vraiment primitives, puisque les autres ont surgi grâce au processus de « désintégration et de différenciation », comme dirait M. Spencer sont des formes ayant un caractère général, universel (Giner, Schäffle) et occupent une assiette territoriale: ce sont, en réalité, des sociétés territoriales, car il importe peu que leur assiette territoriale soit fixe - ce qui a lieu pour les sociétés sédentaires ou variable — ce qui arrive chez celles qui sont nomades; en effet, comme Schäffle l'a déjà fait remarquer : << Tout corps social indépendant, même celui qui émigre, occupe, à un moment donné, une certaine étendue de pays » (1). Et, en leur qualité de territoriales, elles sont nécessaires, c'est-à-dire que l'homme naît et vit nécessairement au milieu d'elles; en outre, elles sont limitées : leur action a pour bornes le territoire.

Au contraire, les secondes, que M. Giner qualifie de sociétés spéciales, ne sont pas territoriales; elles sont volontaires; et, bien qu'elles soient limitées qualitativement à raison de leur fin, elles peuvent devenir universelles, parce que le lien qui les maintient est purement interne et peut permettre leur transmission à travers l'espace. Quelle est, en réalité, la limite territoriale de l'Église catholique ? Quel obstacle territorial peut-on opposer à la coopération scientifique?

L'apparition du caractère personnel dans les sociétés (2) a lieu, comme nous l'avons déjà vu en résumant les idées de M. Giner, en même temps que l'apparition de leur capacité rationnelle. Les juristes, défenseurs de la volonté - volonté légale ou volonté naturelle (3) — demandent, comme caractéristique de la personnalité morale, que la corporation soit capable de formuler et de condenser une volonté collective, afin qu'elle puisse être considérée comme une persoune véritable. A mon avis, ce que l'on doit exiger, c'est que la collectivité ait une pleine capacité rationnelle. La volonté ne suffit pas; de la volonté, il y en a chez les animaux. La volonté qui

(1) Estructura y vida del cuerpo social (trad. ital. Bibl. de Boccardo), II, 1881. (2) Dans toutes ces considérations, nous faisons abstraction du problème de la fondation qui offre des aspects particuliers.

(3) V. MESTRE, loc. cit., p. 179 et 191.

caractérise la personnalité, c'est celle qui est due à un processus de la conscience réfléchie la raison.

Eh bien! dès l'instant où, dans l'agrégat collectif, on voit se manifester une action ou énergie directrice, intérieure, réfléchie, on assiste à l'apparition de son caractère personnel. Et de ce caractère personnel, dépend son caractère juridique. En effet, les collectivités sont des êtres de droit, puisqu'elles sont des personnes, en ce sens qu'il existe en elles, grâce à leur conscience sociale, la capacité naturelle suffisante pour se diriger et régler leur vie intime suivant les exigences du droit. Toute personne individuelle ou sociale vit dans une sphère de droit au sein de laquelle, en vertu de son action. rationnelle, se produit une direction juridique, qui est toujours son œuvre, alors même que, dans la personne morale, l'organe concret de cette direction est constitué par ses membres (1).

En réalité, les conséquences qu'entraîne cette doctrine sont très complexes et très diverses. Mais le lecteur comprendra qu'il m'est impossible de les indiquer ici. Dans l'unique but de fournir un exemple tendant à prouver la vérité de mon assertion, je vais m'arrêter un instant à deux d'entre elles que, d'ailleurs, je considère comme les plus importantes.

La première consiste en ceci que, étant donné le concept exposé plus haut de la personne sociale et de son fondement, l'existence des personnes sociales ne peut pas dépendre de la volonté de l'État. En effet, toutes les personnes sociales trouvent leur raison d'être dans la nature humaine; de même que l'État, elles obéissent à l'attraction de la fin. Ce que l'État, comme expression de l'ordre juridique d'une société territoriale, par exemple, aujourd'hui, de la nation, peut faire, c'est de régler la vie et les conditions extérieures des personnes sociales rationnelles qui vivent et agissent dans sa juridiction territoriale. La personne sociale naît spontanément d'elle-même. Il peut y avoir des cas où elle est fondée par l'État, mais seulement de la même manière que les individus peuvent fonder ces personnes, c'est-à-dire que l'État, comme les individus, est entraîné par la fin.

(1) De là naît la doctrine de la représentation sociale et, avec elle, de la représentation politique.

duelle

L'autre conséquence dont je veux parler, c'est que chaque personne sociale - comme, d'ailleurs, la personne indivipar cela même qu'elle est un être de raison a une sphère propre d'action, qui est sienne, et dans laquelle elle a seule qualité pour fixer l'ordre particulier des relations qu'exige l'accomplissement de sa fin. De là découle, d'après ma manière de voir, le concept de l'autonomie personnelle ou selfgovernment; de là encore peut également découler le concept de la tutelle sociale; pour accepter cette idée, il n'y a qu'à songer à la possibilité de voir se produire des personnes collectives dans des conditions d'incapacité juridique temporaire.

Mais je n'insiste pas plus longtemps sur ces divers points. On peut, d'ailleurs, les trouver développés en détail dans les travaux de M. Giner (1); je m'en suis moi-même occupé dans un de mes ouvrages (2). Pour en finir avec cette partie de mon étude, je ferai remarquer que le concept ci-dessus exposé de la personne morale peut servir de base pour rénover et rectifier des doctrines aussi fondamentales, en droit et en politique, que celles qui sont relatives à ce qu'on appelle les droits individuels (nous aimerions mieux dire de la personnalité), à la souveraineté, au pouvoir, à la représentation et à l'Etat, lui-même, en tant qu'état des sociétés politiques.

IV

J'arrive à la dernière partie de mon travail, après m'être arrêté plus longtemps que je ne le pensais aux considérations qui précèdent. Cette dernière partie se rapporte au problème qu'a plus spécialement étudié M. Mestre, celui de la responsabilité pénale des personnes morales.

Je voudrais bien disposer de plus de temps et de plus d'espace pour examiner avec tout le soin désirable la question que traite avec tant d'érudition et de bon sens ce jurisconsulte distingué. Mais cela n'est pas possible; aussi devrai-je me borner à quelques indications indispensables pour faire saisir le lien logique qui unit la doctrine pénale de M. Mestre

(1) Resumen de filosofia del derecho, déjà cité.

(2) Tratado de derecho politico.

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